TU ES NE POUR LE BONHEUR (16/16)
[Extrait de l'oeuvre de Paul Scortesco (1960)]
LES BÉATITUDES
(Suite 3ème partie et fin.)
« C'est faire injure au Père Céleste que de vivre dans la tristesse »
Il existe encore sur la terre quelques oasis, où les Béatitudes ont laissé leurs traces en particulier, des lieux où des saints ont vécues.
Je pense surtout à saint François et au lieu qu'il a sanctifié de sa présence, Assise.
Vous retrouverez le bonheur de saint François dans l'allure du brave homme marchant à la tête de son âne attelé à une vieille charrette, pour l'aider à gravir la pente ; dans l'attitude de cette vieille au visage parcheminé qui sourit aux anges en ravaudant des bardes, accroupie sur le seuil de sa porte ; dans les yeux du paysan assistant à la messe quotidienne, debout, le chapelet à la main ou humblement agenouillé sur la dalle : quelle paix heureuse dans son recueillement !
Vous trouverez le bonheur de saint François à toutes les fenêtres, exultant sur les terrasses sous forme de fleurs : géraniums, lierres, rosiers, pétunias, oeillets, bégonias !
Tout cela soigné amoureusement :
-tout ce qui chante la beauté, tout ce qui s'élève vers le ciel d'un peu de terre ou qui retombe en grappe pour bénir la terre !
Ruissellement joyeux de couleurs dans les étalages des marchands de céramiques — faites de leurs mains !
Si, sortant par la Porta Nuova, vous visitez Saint Damien que François rebâtit de ses mains et où il composa le Cantique des Créatures, vous découvrirez la profondeur du bonheur franciscain :
-« Béni sois-tu, Seigneur, avec toutes tes créatures ! »
De toutes choses, de toutes parts monte éternellement à Assise le cantique du Poverello.
Ici vraiment est arrivé le règne de Dieu.
Ce lieu est saint.
Le chrétien goûte à Assise la délectation de l'authentique bonheur et découvre le secret de la joie parfaite que détient toujours saint François entre ses mains transpercées !
Voilà ce que notre civilisation a ruiné à jamais !
Voyons ! Nous sommes en plein Progrès ! Que diable, restons objectifs, ne nous laissons pas abuser par ces évocations du passé !
Bon. D'accord... Mais je n'évoque pas le passé !
Cette vision est du présent ; ce n'est pas non plus une spéculation métaphysique dans les nuées ou des « histoires de bonne femme »...
Allez-y voir ! Allez voir aussi les visages illuminés de joie des malades, au passage du Saint-Sacrement, à Lourdes !
Allez voir le miracle de la cité de saint Cottolengo à Turin : des estropiés, des mourants, des paralysés, des impotents, vivant heureux ! Les Béatitudes incarnées !
Les hommes et les femmes sanctifiés !
Et pourquoi ? Parce que « le premier pain qui se donne ici est le pain de la foi » !
Et c'est pourquoi, sans le moindre soutien, dans la « Maison de la Divine Providence » de Turin, l'autre pain, le pain du corps, n'y manque jamais.
Saint Cottolengo ne se lassait pas de répéter :
-« Ciboires vides, sacs pleins ; ciboires pleins, sacs vides ! »
C'est-à-dire : communiez d'abord et le reste vous sera donné de surcroît ; ne communiez pas et tout ira de travers !
Or, que font-ils, les chrétiens actuels ?
Ils courent d'abord à leurs affaires ; et s'ils ont un peu de temps, ils vont le Dimanche à la messe ; s'ils ne l'ont pas, eh bien tant pis !
Ils préfèrent s'abreuver aux mêmes sources que leurs ennemis les athées, ces sources qui ne les désaltéreront jamais...
Ils recherchent les paradis terrestres, qui seront toujours menacés !
Peut-on s'étonner que dans ce monde qui a oublié les Béatitudes, dans ce monde de faux chrétiens, tout aille de travers ?
***
L'amour de Dieu bannit la crainte. C'est le sentiment primordial qui nous empêche d'être heureux.
Crainte du lendemain, crainte des hommes, des maladies, de la mort...
Crainte qui nous désarme en face des vicissitudes de la vie.
Crainte qui nous met le feu aux fesses pour courir, comme des enragés, des possédés !
Ah ! C'est qu'il faut avant tout nous assurer une vie douce, de belles vacances, un beau confort ! Si nous en manquions ? C'est affreux ! Nous en serions superlativement, infiniment, malheureux !
Voilà à quoi se soumet la volonté des humains !
Ils ont oublié que le seul objectif capable de satisfaire leur volonté, ce rayon divin en eux, c'est Dieu même.
Pour que la volonté puisse se déployer en sa plénitude, elle doit poursuivre un but infini : la volonté est faite pour l'Infini.
Tout ce qui est en deçà la dégonfle, la déçoit.
(La violence des méthodes soviétiques montre bien de quelle puissance infinie la volonté dispose pour résister ; les procédés occidentaux, plus doux mais plus constants, ont eu besoin de trois siècles pour l'annihiler ! Il fallait d'abord que la volonté ne revienne plus à sa Source pour se vivifier. D'où, l'hébétude de l'Occident.)
La volonté d'expansion dans l'espace ne résout rien : les fusées élancées à travers le cosmos matériel démontreront que ce cosmos est encore trop petit pour l'homme en qui Dieu a mis l'appétit de l'infini.
Il n'y a pas de contorsions à faire pour s'adapter au réel, il suffit de s'adapter à Dieu et à notre essence, qui vient de Dieu ; il suffit de revêtir le Christ pour le vivre devant les hommes ; cela suffit pour être heureux.
C'est la plus merveilleuse charité que d'aider quelqu'un à mieux réaliser son visage divin.
Il nous faut prendre conscience de cette initiale splendeur de chaque humain et essayer de la ranimer.
Pour tordue et faussée qu'elle soit, l'homme est toujours à l'image de Dieu ; et elle se fait d'autant plus exigeante qu'elle est faussée et tordue : elle s'exprime d'autant plus par le « vague à l'âme », le « cafard », les « idées noires »...
La soif de sainteté qui peut torturer l'être humain, le torturer en vérité, est immense ; il ressent péniblement, sans savoir que c'est cela, le divorce entre son existence et, en lui, l'image de son Seigneur.
Et, ne le sachant pas, il sème, comme à plaisir, la tristesse.
Il est capable d'être cruel tranquillement, sans avoir conscience que cette cruauté vient de sa volonté égarée.
La volonté attend qu'on exige tout d'elle ; elle n'a de paix que dans la poursuite d'une fin unique qui réclame un effort total.
Alors l'intelligence se met à son service et accomplit un travail qui l'occupe, à son tour, tout entière.
Et cette unification et simplicité de la volonté et de l'intelligence — qui ne sont plus tiraillées à hue et à dia — c'est là aussi un des traits du bonheur
(Cette unification et simplicité de l'âme que l'on atteint par le haut, on peut les atteindre aussi par le bas, par l'invasion de la chair : le spasme sexuel, les alcools et toutes les drogues que l'on emploie aujourd'hui).
Il faut une passion pour guérir des passions : il faut une grande passion de Dieu pour ne plus être harcelé par les terrestres passions...
Et c'est bien cette passion de Dieu qui nous fait vivre, tout naturellement, les Béatitudes : quelle souffrance peut nous résister lorsque nous sommes fortifiés par la puissance de Sa Gloire ?
Comment trouver cette Puissance ?
Il ne faut pas chercher Dieu comme un «Autre», mais comme soi-même, pour mieux devenir soi-même :
-« Dieu de Vie et d'Amour plus présent en nous que nous-mêmes » !
(On apprend à être heureux. Il existe des écoles du bonheur. L'une des meilleures : celle des Pères de Chabeuil, d'où l'on sort, à la suite des « Exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola, complètement transformé, revigoré et prêt à accueillir avec le sourire tout ce que la vie peut vous offrir. Certes ces Exercices ne visent pas directement le bonheur, mais la vérité, et ils atteignent le bonheur par surcroît).
DIEU EST JOIE :
-« Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur ; je le répète, réjouissez-vous... ne vous inquiétez de rien » (Saint Paul (Philip. IV, 4-7); voilà la vérité oubliée depuis que le jansénisme et le puritanisme ont endeuillé le monde.
Et par nos catholiques compassés : ils en sont contaminés !
Car s'ils vivaient la doctrine du Bonheur, ils seraient toujours gais :
-« C'est faire injure au Père Céleste que de vivre dans la tristesse » ; voilà encore des paroles admirables de ce saint Cottolengo qui fut, d'ailleurs comme tous les saints, toujours gai.
Et les paroles du Père de Foucauld :
-« Je jouis à l'infini d'être pauvre ».
Jouissance « infinie » que l'on ne peut éprouver qu'en vivant les Béatitudes.
Illuminer la Souffrance par la Joie, la Croix par la Résurrection !
Retourner le monde par l'Hostie, faire de la terre une Hostie !
Voilà l'immense élan radieux qui emporte les « Bienheureux » !
***
Notre civilisation a fait de son mieux, depuis la Révolution, pour chasser la Doctrine du Bonheur hors du monde.
On se croyait enfin débarrassé. Pas du tout ! Les peuples la cherchent dans la nuit...
Quelque chose bouge dans les profondeurs de l'âme du monde ; un jour ou l'autre, elle éclatera en plein jour.
Comment ?
Dieu seul le sait ; on ne peut encore le deviner...
La doctrine du Bonheur renaît, après une longue éclipse, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Suisse ; elle naît en d'autres pays qui ne furent jamais catholiques : aux États-unis, au Japon, au Sud Vietnam, aux Îles Philippines, en Birmanie et dans les pays qui gémissent sous le joug soviétique...
Une vague de fond soulève les peuples qui ont besoin d'être heureux, et qui sentent, plus ou moins consciemment, qu'ils ne le sont et ne le seront jamais sans la doctrine des Béatitudes, sans ce miracle divin qui transfigure la vie en changeant toute souffrance en joie...
Que faire ?
C'est à désespérer !
Comment ?
Ces peuples ne se sont-ils pas habitués au Malheur ?
Depuis que l'Europe est déchristianisée et divisée, on les a pourtant si bien entraînés... Eh bien, on les empêchera à tout prix de revenir à la doctrine du Bonheur...
Il y a un bon moyen : Satan, l'Incarnation du Malheur, ne s'attaquera plus aux âmes, en particulier, il jouera à fond son influence sur les grands ensembles ; il régnera par la politique presque sur tout l'univers !
Son action sera éclatante d'insolence en Orient ; et de perfidie, en Occident.
***
La tempête fait rage, les ténèbres sataniques s'épaississent ; gardons les yeux fixés sur le rayon de soleil qui les traverse et qui bientôt les chassera.
Quand le surnaturel surgira encore dans le monde, et en particulier au sein de la Fille aînée de l'Église dont l'histoire fut ensemencée d'interventions divines, alors tous les calculs sataniques seront balayés...
Il en fut ainsi, il en sera de même, — peut-être demain…
En notre époque qui marche vers sa fin retentit l'appel mystérieux d'une Vie Nouvelle ; si dans le monde actuel tout est corrompu, dénaturé, souillé, il reste néanmoins des âmes illuminées par un bonheur qui n'est pas de ce monde ; elles finiront par embraser le monde de leur flamme de joie, fille de la Joie éternelle du Christ !
FIN