Saint Jacques L'Intercis (Mar Yaacoub al-Mouqata')
Nous ne connaissons rien de plus émouvant que les actes de saint Jacques, surnommé l'lntercis, c'est-à-dire mis en morceaux. On lui coupa successivement les doigts des mains et des pieds, puis les pieds, puis les bras, puis les jambes jusqu'aux genoux, puis les cuisses et enfIn la tête. L'horreur que devrait inspirer l'atrocité de ce supplice fait place à la plus douce émotion quand on voit le martyr sourire et chanter avec amour à chaque membre qu'on lui coupe. Les actes se terminent par un tableau sublime. Le martyr est là, gisant au milieu de ses membres semés autour de lui, semblable au tronc odorant d'un pin dont le fer a coupé les branches, et on l'entend prononcer cette prière: « Mon Dieu, me voilà par terre, au milieu de mes membres semés de toutes parts; je n'ai plus mes doigts pour les joindre en suppliant, je n'ai plus mes mains pour les élever vers vous; je n'ai plus mes pieds, ni mes jambes, ni mes bras. Ô Seigneur! que votre colère s'arrête sur moi, et se détourne de votre peuple, et je vous bénirai, moi le dernier de vos serviteurs, avec tous les martyrs et tous les confesseurs de l'Orient et de l'Occident, du Nord et du Midi ... » Quelle scène émouvante!
Saint Jacques l'Intercis, dénommé ainsi parce qu'il fut coupé en moreceaux. il fut martyrisé sous "Vararanne" en l'an 421 après le Christ.
En effet, le martyre de saint Jacques fut consommé 733 ans après la mort d'Alexandre le Grand, la seconde année du règne de Vararanne V, roi des Perses.
Saint Jacques était né dans la ville royale de Beth-Lapeta, d'une famille illustre: à la noblesse du sang, il joignit celle de la vertu et de la piété. A l'exemple de sa famille, il embrassa le christianisme et épousa une femme chrétienne. Cependant, attaché à la cour du roi de Perse, il s'éleva aux premiers honneurs et y jouit de la plus haute considération. Isdegerdès en fit son favori, et le combla de toutes sortes de faveurs. Aussi Jacques, pour répondre aux bontés du roi, ne craignit-il pas d'abjurer la foi chrétienne. Sa mère et sa femme apprirent avec douleur son apostasie et lui envoyèrent au camp où il se trouvait alors, la lettre suivante: « On nous annonce que la faveur d'un roi de la terre, et l'amour des richesses périssables de ce siècle, vous ont fait abandonner le Dieu éternel. Nous vous faisons une seule question, daignez nous répondre. Où est-il maintenant ce roi, pour qui vous avez fait un si grand sacrifice? Il est mort, comme le dernier des hommes, et il est tombé en poussière; qu'en pouvez-vous attendre maintenant, et est-ce lui qui vous offrira un refuge contre l'éternel supplice ? Si vous persévérez dans votre apostasie, vous tomberez comme lui entre les mains du Dieu vengeur; et quant à nous, nous nous retirons de vous, comme vous vous êtes retiré de Dieu, nous ne voulons avoir rien de commun avec un apostat. C'en est fait, nous n'existons plus pour vous. »
Cette lettre fit une impression profonde sur le courtisan; elle lui ouvrit les yeux, il rentra sérieusement en lui-même et se dit: « Voilà ma femme qui s'était donnée à moi par les serments les plus sacrés, voilà ma mère qui m'abandonnent: que fera Dieu, à qui j'avais aussi donné ma foi et que j'ai honteusement abandonné ? Au dernier jour comment soutiendrai-je la vue de ce juge suprême, de ce vengeur inexorable? Et même ici-bas, sa justice ne peut-elle pas m'atteindre et me frapper? » Plein de ces pensées, il rentre dans sa tente, il y trouve une Bible, il l'ouvre. Pendant qu'il lit, peu à peu la lumière se fait dans son âme, la grâce divine touche son cœur; le voilà soudain changé en un autre homme. Son âme engourdie, comme rappelée du tombeau par une voix puissante, se réveille: le remords l'agite et le déchire, il s'adresse à lui-même ces paroles: « Ame brisée chair frémissante, écoutez. Ma mère qui m'a porté dans son sein, mon épouse compagne de ma jeunesse, sont affligées et indignées de ma lâche action; tout ce qu'il y a d'hommes sages et sensés dans ma famille sont plongés dans le deuil par mon apostasie; que sera-ce donc au dernier jour, quand Je paraîtrai devant Celui qui nous ressuscitera tous pour nous juger, pour récompenser les justes et punir les coupables! Qui sera mon juge, à moi qui suis parjure? Mon refuge! ah! je sais où il est! La porte par laquelle je suis sorti, je puis y rentrer: je ne cesserai d'y frapper qu'elle ne s'ouvre. »
Ces accents du remords et du repentir avaient été entendus des tentes voisines; on avait vu Jacques s'arrêter en lisant la Bible, se parler à lui-même, comme un homme qu'une profonde émotion agite. Ses ennemis, - les courtisans en ont toujours, - se hâtèrent d'aller dire au roi que Jacques paraissait regretter amèrement d'avoir changé de religion. Le prince irrité le fait appeler sur-le-champ, et lui parle ainsi: « Dis-moi, Jacques, est-ce que tu es toujours Nazaréen1?
- Oui, je le suis, répondit Jacques.
- Hier, reprit le roi, tu étais mage.
- Nullement, répliqua Jacques.
- Comment, dit le roi, n'est-ce pas pour cela même que tu tu as reçu du roi mon père tant de faveurs?
- Où est-il maintenant, répondit Jacques, ce roi dont vous me rappelez les bienfaits? »
Cette réponse exaspéra le roi, et comme il était manifeste que Jacques abandonnait la religion des Perses, il se mit à chercher dans son esprit par quel supplice il allait le lui faire expier.
« Si tu persévères, lui dit-il, ce sera trop peu de ta tête pour un tel forfait.
- Les menaces, répondit Jacques, sont inutiles, essayez plutôt les supplices, si bon vous semble; tout ce que vous pourriez me dire pour me persuader ne fera pas plus sur moi que le vent qui souffle contre un roc immobile. »
Le roi: « Déjà, sous mes prédécesseurs, les sectateurs de ta religion ont essayé de professer et de répandre leurs erreurs; tu sais qu'on les a traités comme des rebelles, et que ceux qui résistèrent perdirent la vie dans les plus affreux supplices. »
Le martyr: « Mon plus grand désir, c'est que je meure de la mort des justes, et que ma fin ressemble à leur fin. »
Le roi: « Apprends au moins à obéir et à respeceer les édits des rois. »
Le martyr: « La mort des justes n'est pas une mort, un court et léger sommeil. »
Le roi: « Voilà comme les Nazaréens t'ont séduit, il t'ont dit que dit que la mort n'était pas la mort, mais le sommeil; cependant les puissants, les rois eux-mêmes redoutent la mort. »
Le martyr: « Les puissants et les rois et tous les contempteurs de Dieu craignent la mort, je ne m'en étonne pas; ils ont conscience de leurs crimes. Aussi les saintes lettres disent-elles : L'impie est mort, et son espérance avec lui; l'espérance des impies périra. »
Le roi: « Ainsi donc, vous nous traitez d'impies, vous qui n'adorez ni le soleil, ni la lune, ni l'eau, ces émanations divines. »
Le martyr: « Loin de moi la pensée de vous accuser, ô roi: car à ceux qu'il a jugés dignes de souffrir pour lui, le Christ, auteur de nos saintes lettres, a dit: L'heure Vient où ceux qui tueront quelqu'un d'entre vous croiront rendre gloire à Dieu. Je suis loin de dire aussi qu'en nous tuant vous ne rendez aucune gloire à Dieu: je dis seulement que vous, qui vous vantez de mieux connaître la Divinité que les autres peuples, vous êtes dans une erreur grossière, en adorant des êtres inanimés et insensibles, et en donnant le nom incommunicable de Dieu à des créatures: le vrai Dieu s'en offense, et vos vaines divinités sont aussi incapables de vous protéger que de vous nuire. »
Cette abjuration solennelle de l'idolâtrie mit le roi en fureur. Il convoque sur-le-champ les docteurs et les sages, exhale en leur présence toute sa douleur et tout son courroux, et leur ordonne de se consulter entre eux sur le genre de supplice à faire subir à cet audacieux rebelle, à ce contempteur de la majesté des rois. Les magistrats et les sages se retirèrent en conseil pour délibérer, et l'un d'eux, qui avait, pour ainsi dire, le génie de la cruauté, après un instant de réflexion, ouvrit l'avis suivant: qu'il ne fallait pas le tuer en une fois; en cinq fois, en dix fois, mais l'étendre sur un chevalet, et lui couper successivement les doigts des pieds et des mains, puis les mains elles - mêmes et les pieds ; ensuite les bras, les genoux, les jambes, et en dernier lieu la tête. Cette proposition barbare fut adoptée, et aussitôt Jacques fut traîné au supplice. Toute la ville, ému à cette nouvelle, et toute l'armée, suivirent le martyr. Les chrétiens, en apprenant l'affreuse sentence prononcée contre lui, se jetèrent la face contre terre, et, fondant en larmes, firent à Dieu cette prière : « 0 Seigneur, ô Dieu fort, qui donnez la force aux faibles et la santé aux malades, ô vous qui ravivez les infirmes et les mourants, qui sauvez ceux qui périssent, venez en aide à votre serviteur et faites-le sortir vainqueur de cet affreux combat. Pour votre gloire, Seigneur, qu'il triomphe, ô Christ, prince des vainqueurs, roi des martyrs! »
Pendant qu'on le conduisait au supplice, il pria les soldats de s'arrêter un moment, afin, disait-il, que je me rende propice le Dieu pour qui je vais mourir. Les soldats s’arrêtèrent, et le martyr, se tournant vers l'orient, fléchit le genou et, les yeux de l'âme fixés sur Celui qui habite dans les cieux, il fit cette prière : « Recevez,. Seigneur, les prières de votre humble serviteur; donnez la force et le courage au au fils de votre servante, qui vous invoque à cette heure ; placez-moi comme un signe sous les yeux de ceux qui vous aiment, qui ont souffert et qui souffrent encore persécution pour votre nom; et quand j'aurai vaincu par votre grâce toute-puissante, et que j'aurai reçu la couronne des élus que mes ennemis le voient et soient confondus, parce que vous avez été, Seigneur, ma consolation et mon soutien. »
Quand il eut fini cette prière, les soldats le saisirent, lui étendirent les bras avec violence, et préparèrent le fer, en lui disant : « Il ne vous reste plus qu'un moment, voyez ce que avez à faire; nous voilà prêts à vous couper tous les membres les uns après les autres, d'abord les doigts des pieds, des mains, puis les bras, puis les jambes et les cuisses, et enfin la tête. Voyez, une parole peut vous sauver, tandis que l'obstination vous attire le plus affreux sup¬plice qui fut jamais. » Et, en lui parlant de la sorte, ils ne pouvaient s'empêcher de verser des larmes, à la vue de ce visage tout brillant de jeunesse, de cet extérieur noble et gra¬cieux, et ils entouraient le martyr, et le pressaient de feindre au moins pour un moment. « Détournez, lui disaient- ils, une si horrible mort : faites semblant de vous soumettre, et vous retournerez après à votre religion si vous voulez. »
Le martyr, au contraire, adressait à la foule ces paroles : « Ne pleurez pas sur moi ; non, non, ne pleurez pas sur moi ; pleurez plutôt, pleurez sur vous-mêmes, vous qui, épris des charmes trompeurs des choses périssables, vous préparez une éternité de malheurs et de tourments. Mais moi, par cette horrible mort, j'entrerai dans la vie éter¬nelle; pour prix de mes membres dispersés, je recevrai d'immortelles récompenses; car il y a un Dieu, rémunéra¬teur fidèle, qui rendra à chacun selon ses œuvres, » Et, voyant approcher l'heure fixée pour son supplice, il activait ainsi la lenteur des bourreaux : « Que faites-vous donc ? Qu'attendez-vous ? Voici, je vous tends les mains, mettez-¬vous à l'œuvre. »
L'affreuse exécution commença donc, et on lui coupa d'abord le pouce de la main droite. Alors le martyr fit cette prière : « Ô Sauveur, ô Jésus, recevez, je vous en conjure, ce rameau qui vient de tomber de l'arbre. Cet arbre lui• même doit tomber en poussière un jour ; mais au printemps, je l'espère, il reverdira encore et se couronnera de feuillage. » Le juge qui procédait à l'exécution, ému jusqu'aux larmes, supplia le martyr de se laisser fléchir. « C'est bien assez, lui disait-il ; cette plaie peut encore se guérir; mais, je vous en conjure, ne laissez pas mutiler tout entier ce corps si tendre et si beau. Mettez-vous d'abord hors de péril ; ensuite, vous êtes riche, vous donnerez aux pauvres, et assurerez par vos aumônes le salut de votre âme.
- Eh Quoi ! lui répondit le martyr, n'avez -vous jamais considéré ce qui advient à la vigne ? Purgée de son bois inutile, elle reste engourdie tout l'hiver; mais au soleil du printemps la sève circule et fait fleurir une riche végétation. S’il est ainsi d'une plante fragile, l'homme planté dans les vigne du Seigneur, et cultivé par la main même de l'Ouvrier céleste, ne doit-il pas aussi germer et s'épanouir ? » Alors on lui coupa l'index, et quand il fut coupé, le martyr s'écria : « Mon cœur se réjouit dans le Seigneur, et mon âme tressaille en Dieu son salut. » Et il ajouta : « Recevez, Seigneur, cet autre rameau de l'arbre que vous avez planté. » Et, la joie l'emportant sur la douleur, son visage parut tout rayonant, comme s'il eût entrevu déjà la gloire céleste. Cependant les bourreaux lui coupèrent encore un autre doigt, il s'écria dans un saint transport: « Avec les trois enfants de la fournaise, je vous confesserai, Seigneur, de tout mon cœur et au milieu de vos martyrs je chanterai des hymnes à votre nom, Ô Très-Haut. » Quand on lui eut coupé le quatrième doigt, il s'écria: « Parmi les douze patriarches fils de Jacob, c'est sur le quatrième que se reposa la bénédiction qui promettait et prophétisait le Christ : c'est pourquoi j'offre encore ce quatrième rameau de mon corps à celui qui par sa bénédiction a été le salut de tous les peuples. » Au cinquième doigt qu'on lui coupa il dit; « Ces cinq doigts, cette main, seront de beaux fruits à présenter à celui qui a planté l'arbre que vous taillez. »
Avant de passer à sa main gauche, les juges le pressèrent d nouveau, et lui demandèrent : « A quoi allez-vous vous résoudre? Vous pouvez encore sauver votre vie, si voulez vous soumettre au roi ; car combien qui vivent robustes et vigoureux mutilés comme vous l'êtes ! Si vous n'avez pitié de vous-même, vous allez voir tous vos membres tomber sous vos yeux les uns après les autres, et ce sera pour ainsi dire, à chaque fois une nouvelle mort. » Le martyr leur fit cette réponse: « Lorsqu'on tond les brebis, on ne leur enlève pas d'abord toute leur laine, on leur en laisse la moitié : ainsi dois-je rendre grâces à Dieu, qui me met au nombre de ses brebis, et qui m'offre aux ciseaux de ceux qui me tondent, comme il offrit à ceux qui l'attachèrent sur la croix l'Agneau divin, pour qui je meurs de cette mort cruelle. »
On se mit donc à lui couper les doigts de la main gauche ; on commença par le doigt auriculaire. Le martyr, les yeux levés au ciel, disait avec une constance magnanime : « Je suis bien petit devant vous, ô grand Dieu, qui vous êtes fait petit pour nous, et qui nous avez élevés jusqu'à vous par la vertu de votre sacrifice. C'est avec joie, ô Dieu, c'est avec bonheur que je vous remets mon âme, et aussi mon corps; je sais que vous me le rendrez un jour, immortel et glorieux à la vie. » Alors on lui coupa l'annulaire et, transporté du plus brûlant amour, il s'écria : « Pour une septième mutilation, une septième louange, ô Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit ! » Et quand tomba le huitième doigt, il dit : « C'est le huitième jour que l'enfant hébreu est circoncis et distingué des infidèles ; eh bien, moi aussi, par la pureté de mon cœur, je me sépare de ces incirconcis et de ces impies car mon âme a soif de vous seul, ô mon Dieu! Quand pourrais-je voir votre face ? Au neuvième, il dit : « C'est à la neuvième lune que mon Sauveur est mort sur la croix pour mes péchés : je lui offre donc avec bonheur ce neuvième doigt de ma main. » Au dixième enfin, saisi d'un plus vif transport, il s'écria: « Par la lettre iod1 sont multipliés les mille et les myriades ; de même par le nom sacré de Jésus2 le monde entier a été sauvé. Je chanterai donc des hymnes en son nom sur la harpe à dix cordes, comme dit le Psalmiste, et les cordes de ma harpe seront mes doigts eux-mêmes mutilés pour mon Sauveur. » Ayant dit cela, le martyr entonna un chant pieux d’une voix douce.
Alors les juges renouvelèrent leurs instances auprès de lui, lui faisant entendre que ses plaies n'étaient pas mortelles, qu’il était encore temps de sauver sa vie: « Pourquoi cette cruauté contre vous - même? Pourquoi renoncer à la douce lumière du jour? La vie pour vous est• si riante. Vous avez avec l'opulence tous les plaisirs. A la bonne heure si, désormais privé de vos mains, et incapable de pourvoir à vos besoins, vous deviez vivre dans la misère; mais avec une fortune aussi belle, la vie sera toujours pour vous honorable et douce. Ne pensez plus à votre épouse : depuis longtemps vous viviez séparés, elle est dans la province des Huzites, et vous à Babylone. Songez donc qu'il suffit d'un mot pour vous sauver ou pour vous perdre. »
Le martyr, les regardant d'un air sévère, leur répondit : « Vous croyez, après que j'ai mis la main à la charrue, que je vais regarder en arrière et me rendre indigne du royaume des cieux? Vous croyez que je vais préférer ou mon épouse ou ma mère au Dieu qui a dit ces paroles : Quiconque perdra sa vie pour moi la trouvera ; et encore : Quiconque laissera son père, et sa mère, et ses frères, je lui donnerai la vie et le repos éternel. Cessez donc de me presser, et faites votre œuvre ; je serais désolé que vous en adoucissiez tant soit peu les rigueurs. » Voyant donc qu'il était inflexible, les juges ordonnèrent aux bourreaux de poursuivre. Ceux-ci lui saisissent le pied droit et en coupent le gros doigt, tandis que le martyr s'écriait : « Grâces à vous, Seigneur, qui vous êtes revêtu de notre humanité, et qui, sur la croix, percé de la lance, avez teint vos pieds du sang et de l'eau qui sortirent de votre côté. Je suis heureux de livrer comme vous au fer des bourreaux ce corps qui est la prison de mon âme ; je suis heureux de voir couler pour vous mon sang. On lui coupa ensuite un autre doigt, et il s'écria : « Ce jour est le plus beau de mes jours ! Auparavant, engagé dans les liens du siècle, esclave des richesses et des plaisirs, j'étais faible et lâche dans le service de Dieu, et mon âme, emportée par mille soins divers, ne pouvait plus se retrouver en sa présence et s'entretenir avec lui.
Maintenant, dégagé de mes entraves, et les yeux fixés sur le siècle à venir, j'y marche avec constance ; aussi, heureux et triomphant, j'ai chanté, tout le temps de mon supplice, d'une voix que n'a pu affaiblir la douleur, des hymnes à celui qui m'a jugé digne de souffrir pour lui. » On lui coupa alors le troisième doigt et on le lui présenta ; il s'écria alors en souriant : « Le grain d blé, jeté dans la terre, germe et retrouve au printemps 1es grains semés avec lui : ainsi, au jour suprême de la résurrection des corps, ce doigt se retrouvera avec les autres. » Au quatrième, le martyr, se parlant à lui-même : « Mon âme, dit- il, pourquoi es-tu triste et tremblante? Espère en Dieu, car je le confesserai encore, ce Dieu, mon Sauveur. » Au cinquième, il dit : « Grâces à vous, Seigneur, qui m'avez choisi pour un martyre inouï jusqu'à présent, et qui me donnez la force de le souffrir. » Les bourreaux passent au pied gauche, et commencent par couper le petit doigt : « Ce doigt, dit le martyr, ne' sera plus désormais appelé petit, puisqu'il est offert au Seigneur comme le plus grand ; et si le moindre cheveu de notre tête ne périt pas, ce doigt non plus ne peut périr. » A l'autre doigt, il cria aux bourreaux : « Allons, courage, abattez cette maison qui tombe en ruines, afin que Dieu m'en rebâtisse une plus belle. Au troisième, il dit: « Vous savez bien que plus on pousse une roue, plus elle tourne, et cela sans douleur.» Au quatrième, il fit à Dieu cette prière : « Secourez-moi, mon Dieu, parce que j'ai confiance en vous.» Au cinquième enfin, comme éveillé d'un profond sommeil, il s'écria : « Jugez-moi, Seigneur, et vengez-moi de ce peuple barbare: voilà la vingtième mort que j'endure, et ces loups altérés de sang s'acharnent encore sur moi. »
La foule, témoin de cette exécution terrible, poussa un cri, et les jeunes gens demandaient aux vieillards s’ils avaient jamais rien vu de pareil, tant de barbarie d'un côté et tant de courage de l'autre. Le martyr activait lui-même les bourreaux. « Ne vous arrêtez pas, leur criait-il ; vous avez abattu les branches de l'arbre, attaquez maintenant le tronc. Pour moi, mon cœur tressaille dans le Seigneur, et mon âme invoque le Dieu soutien des humbles. » Les bourreaux tout frémissant de rage, s'arment de nouveau du fer et lui coupent le pied droit, et le martyr s'écrie tout triomphant : « Chaque membre que vous faites tomber, je l'offre en sacrifice au Roi du ciel. ». Ils lui coupent ensuite le pied gauche, et lui s'écrie : « Exaucez-moi, Seigneur, parce que vous êtes bon, et que votre miséricorde est grande pour tout ceux qui vous invoquent. » Puis on lui coupe la main droite et le martyr exalte encore la bonté de Dieu. « Votre miséricorde, Seigneur, s'est multipliée sur moi ; délivrez-moi de l'enfer. » La main gauche est coupée à son tour, et le martyr s'écrie : « Vos merveilles, Seigneur, éclatent sur la mort. » Alors on s'attaque à ses bras. En tendant le bras droit il s'écria:. « Je louerai le Seigneur sans cesse ; tant que je vivrai, je chanterai des hymnes à son nom : sa louange me sera douce, je me réjouirai dans le Seigneur. » Ensuite il présenta le bras gauche et dit : « Ma tête s'élèvera au dessus des ennemis qui m'ont environné ; le Seigneur est ma force, ma gloire et mon salut. » Restaient encore les jambes : les bourreaux aussitôt lui coupent la droite à la jointure du genou. A ce coup, le martyr parut ressentir une douleur extrême; il poussa un cri et invoqua le Sauveur : « Seigneur Jésus-Christ, dit-il, secourez-moi, délivrez-moi, je suis en proie aux douleurs de la mort. »
« Nous vous l'avions bien dit, reprirent les bourreaux, que vous alliez souffrir d'affreux supplices.
- Dieu, répondit le martyr, a permis le cri involontaire qui vient de m'échapper, pour que vous ne pensiez pas que je n'aie qu'une apparence du corps. Au reste, je suis prêt à endurer pour l'amour de Dieu des tourments plus grands encore. Ne croyez pas que j'aie souffert pendant que vous m'avez torturé : la pensée de mon Sauveur, son saint amour qui embrasait mon cœur, dominaient tout sentiment. Ache¬vez donc, et hâtez-vous. » Mais les bourreaux, fatigués, s'arrêtaient : le martyr, au contraire, rayonnait de plus de joie et d'amour. Les bourreaux enfin à grande peine lui cou¬pèrent l'autre jambe : alors le martyr parut semblable à un pin odorant dont il ne reste plus que la moitié. Après un moment de silence, on l'entendit prononcer à haute voix cette prière : « Mon Dieu, me voilà par terre, au milieu de mes membres, semés de toutes parts : je n'ai plus mes doigts pour les joindre en suppliant ; je n'ai plus mes mains, pour les élever vers vous ; je n'ai plus mes pieds, ni mes jambes, ni mes bras : je ressemble à une maison en ruines dont il ne reste plus que les murs. Ô Seigneur ! que votre colère s'arrête sur moi, et qu’elle se détourne de votre peuple : donnez à ce peuple persécuté, dispersé par les tyrans, la paix et le repos ; rassemblez-le des bouts de l'univers. Alors, moi, le dernier de vos serviteurs, je vous louerai, je vous bénirai avec tous les martyrs et tous les confesseurs, ceux de l'Orient cl de l'Occident, ceux du Nord et du Midi, vous, votre Fils, et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Amen. » Quand il eut dit : Amen, on lui coupa la tête. Ainsi le saint martyr, après le plus affreux supplice qui fut jamais, rendit douce¬ment son âme à Dieu. Son corps resta étendu sur la place. Les chrétiens se cotisèrent et offrirent aux gardes, pour le racheter, une somme considérable : ce fut en vain. Mais vers la neuvième heure du soir, les gardes s'étant retirés, les fidèles dérobèrent le corps, puis se mirent à en chercher les membres ; semés de toutes parts. Ils en trouvèrent vingt-huit et les enfermèrent dans une urne sur le tronc ; puis ils recueillirent comme ils purent tout le sang que le martyr avait perdu pendant son long supplice.
Cependant, tandis que nous chantions le psaume Miserere Mei, Deus secundum magnam miséricordiam tuam, le feu du ciel tomba sur l'urne et consuma le sang du martyr, tant dans le vase que sur les linges où on l'avait reçu et sur la terre qu'il avait trempée ; cette flamme colorait les membres du martyr d'une teinte de pourpre et de rose. Effrayés de ce prodige, nous tombons tous la face contre terre, et nous implorons en tremblant la protection du martyr, pour n'être pas consumés par ce feu céleste; puis secrètement, non sans péril, nous inhumons les saintes reliques avec l'aide et la grâce du Christ, qui couronne les martyrs, et à qui soient, avec le Père, et le Saint-Esprit, louange, honneur et gloire maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen1.
(1) Le supplice de saint Jacques est un des plus affreux dont fasse mention l'histoire des martyrs ; sa gloire fut aussi des plus éclatantes. Les Orientaux bâtirent en son honneur un grand nombre d'églises et de monastères ; et tous les martyrologes grecs, latins et syriens, célèbrent sa mémoire. LeMartyrologe romain en faisait mention, au 27 novembre en ces termes : En Perse, naissance de saint Jacques l'Intercis, qui du temps de Théodose le Jeune, renia le Christ, pour conserver la faveur du roi Isdegerdès. Mais sa mère et son épouse ayant rompu tout commerce avec lui, il rentra en lui-même, et confessa Jésus-Christ devant le roi Vararanne, qui ordonna de le couper par morceaux, et enfin de lui trancher la tête. Dans le même temps, d'innombrables martyrs souffrirent en Perse.
1) C'est la dixième lettre de l'alphabet des langues sémitiques, et sa valeur numérique est 10.
2) La lettre « iod » est l'initiale du nom de Jésus.
Source : Les Actes des Martyrs d'Orient, traduits pour la première fois en français sur la traduction latine des manuscrits syriaques de Etienne-Evode Assemani, par l'Abbé F. Lagrange. Tours, Alfred Mame et Fils, Editeurs, MDCCCLXXIX.