Question: Comment peut-on encore négocier avec les Américains? Vous avez mené des pourparlers très difficiles avec John Kerry, le Secrétaire d’État américain, et conclu des accords. Mais le Pentagone a bombardé les positions syriennes en tuant des dizaines de personnes. Comment peut-on s'accorder sur quoi que ce soit dans ce contexte?
Sergueï Lavrov: C'est compliqué. Et il est encore plus difficile d'obtenir la mise en œuvre des accords. Concernant la Syrie, il s'agit d'une maladie chronique. Rappelons qu'en juin 2012, un an après le dit "printemps arabe", l'ancien secrétaire général de l'Onu Kofi Annan avait été chargé de trouver une solution à la crise. Il avait rédigé son plan, qu'on appelait tout simplement le "Plan de Kofi Annan en six points". Nous le soutenions mais l'Occident a fait la grimace et refusé de l'examiner. En fin de compte, nous avons fait des efforts énormes pour réunir à Genève un groupe d’États de cinq membres permanent du Conseil de sécurité de l'Onu, des pays arabes clés et la Turquie pour tenter de faire quelque chose avec le secrétaire général de l'Onu Ban Ki-moon. Ensuite, grâce notamment à nos négociations directes avec Hillary Clinton, Secrétaire d’État américaine à l'époque, nous avons rédigé le Communiqué de Genève pour l'adopter le
30 juin 2012 suite à de longues heures de négociations. Deux jours après nous avons rempli notre engagement et obtenu le consentement de Bachar al-Assad, le Président syrien, à ce texte. Des jours et des semaines après, les Américains, les représentants d'autres pays occidentaux et arabes n'ont pas été en mesure d'obtenir de l'opposition qu'elle soutienne cet accord.
Nous nous sommes prononcés pour que le Conseil de sécurité de l'Onu fixe dans sa résolution cet accord russo-américain - voire plus large. Les Américains étaient contre. Ils ont affirmé que cet accord était insuffisant car il ne stipulait pas l'exigence du départ de Bachar al-Assad ni la menace de sanctions en cas de refus de ce dernier. Nous avons répliqué que cela ne faisait pas partie de notre accord, dont le texte était tout à fait clair. Nous n'avons pas obtenu de réponse mais un an après, en automne 2013, quand à l’initiative du Président russe nous avons entamé la démilitarisation chimique de la Syrie et obtenu sa participation à la convention appropriée, on a réussi enfin à adopter le Communiqué de Genève au sein de cette résolution suite à l'adoption par le Conseil de sécurité de l'accord russo-américain sur la démilitarisation chimique du pays.
On peut raconter toute cette histoire des accords élaborés avec les Américains en tant que coprésidents du Groupe international de soutien à la Syrie créé par la Russie et les États-Unis. Le premier engagement était de faire la distinction entre les terroristes et l'opposition modérée avec laquelle coopère la coalition américaine. Cette obligation reste toujours lettre morte, bien qu'en février dernier on nous ait promis de le faire en deux semaines. La nécessite de débloquer la route dite de Castello pour assurer un approvisionnement de l'est d'Alep en aide humanitaire était détaillée dans les accords russo-américains stipulant même la distance - au mètre près - du retrait des forces gouvernementales et d'opposition. Les Américains ont annoncé qu'ils ne pouvaient pas non plus remplir cet engagement car les opposants ne les écoutaient pas. Il existe beaucoup d'exemples de ce genre. Comme les Américains n'ont pas mis en œuvre leurs engagements sur la route de Castello et le retrait des opposants, ils n'ont pas décidé de claquer la porte mais annoncé l'arrêt ou la suspension de la mise en œuvre de ces accords. Tout cela a échoué à cause d'un fait tout à fait concret. Les belligérants se sont engagées à reculer de 1,5 km: les forces gouvernementales se sont retirées mais l'opposition a tout de suite tenté de prendre les territoires libéré. Cependant, la raison annoncée de l'échec des négociations fut très abstraite: la Russie ne voudrait prétendument pas arrêter les hostilités dont souffrent les civils. Nous nous sommes déjà habitués à ce genre de discours et nous poursuivons donc notre travail.
Question: La partie américaine est-elle incapable de remplir ses engagements, notamment en ce qui concerne le travail avec l'opposition modérée et l'opposition en général? Ou a-t-elle simplement d'autres objectifs? Les Américains n'ont peut-être aucun intérêt à stabiliser la Syrie?
Sergueï Lavrov: A mon avis, la position américaine reflète tous ces éléments. Cette position est en réalité un patchwork: il existe beaucoup de groupes différents qui poursuivent des objectifs différents.
Question: Il ne s'agit donc pas d'une stratégie concrète?
Sergueï Lavrov: Il y a ceux qui sont pour revenir aux accords russo-américains. Ils ont notamment insisté pour maintenir le Groupe international de soutien à la Syrie créé par la Russie et les États-Unis. Qui plus est,
hier, Genève a accueilli une séance des sous-groupes spécialisés. Comme on le sait, le Groupe russo-américain réunit deux sous-groupes spécialisés: l'un s'occupe des questions humanitaires et l'autre assure le contrôle du maintien du cessez-le-feu et l'examen de ses violations.
Il existe à Washington un groupe de personnes affirmant qu'il faut prendre en considération des méthodes non seulement diplomatiques, mais aussi le recours à la force. On a vu des fuites concernant des frappes éventuelles par des missiles de croisière sur des aérodromes syriens pour empêcher l'aviation syrienne de s'envoler. L'état-major a déjà réagi. Il s'agit d'un
jeu très dangereux car la Russie, qui se trouve en Syrie à l'invitation du gouvernement légitime du pays et possède deux bases sur son territoire - la base aérienne de Khmeimim et la base navale de Tartous - y a déployé des systèmes antiaériens pour défendre nos sites. Nous constatons que la plupart des militaires américains comprennent qu'il faut rester prudent, ne pas se laisser guider par des émotions et des impulsions agressives transitoires.
D'un point de vue global, il n'y a pas de stratégie commune. Cela concerne notamment l'attitude des États-Unis et de leur coalition envers le Front al-Nosra. Leurs frappes contre Daech sont devenues assez fréquentes seulement après le lancement des opérations de l'aviation russe en Syrie en réponse à l'invitation du gouvernement syrien. Mais l'intensivité des vols reste très inférieure à leur efficacité. Les bombardiers américains reviennent très souvent à la base d'Incirlik ou à un autre site avec des munitions non-utilisées. Cela permet d'assurer la fréquence des vols mais leur efficacité reste très basse: dans une fourchette de 15% à 20%, pas plus, selon les estimations. Nous avons attiré l'attention sur le fait que même ce régime "doux" envers Daech semblait assez intense comparé à l'attitude qu'ils adoptent envers le Front al-Nosra, qu'ils ne visent jamais. J'ai demandé au Secrétaire d’État John Kerry s'il y avait un certain objectif caché de maintenir ce mouvement terroriste et de le protéger des frappes afin de l'utiliser à l'avenir comme la force principale de destitution du Président syrien Bachar al-Assad. Il a juré que ce n'était pas le cas et que les USA luttaient contre ce groupe. Les Américains ont déclaré avoir éliminé un des leaders du Front al-Nosra mais nous avons besoin de plus qu'une action isolée. Nous ne constatons aucune preuve de combat sérieux contre le Font al-Nosra. Nos soupçons sont également attisés par leurs appels, adressés à nous et à l'aviation syrienne, à éviter Alep, car bien que le Front al-Nosra soit là-bas la principale force d'opposition, il se trouverait sur ce territoire beaucoup d'opposants modérés qui sont encerclés et considèrent le Front al-Nosra comme leur seul soutien. C'est pourquoi il ne faut pas, d'après eux, toucher le Front al-Nosra car cela serait inhumain par rapport aux "bons gars". On pourra donc combattre le Front dans le futur… qui n'arrivera jamais. Les Américains ont déjà promis en février de faire la distinction entre ces "bons gars" et le Front al-Nosra. Il s'agit donc d'un cercle vicieux qu'on ne peut pas rompre.
Question: Cet objectif de faire la distinction entre le Front al-Nosra et les "bons" opposants est plus ou moins compréhensible. Mais comment expliquer l'idée de bombarder les aérodromes des forces syriennes?
Sergueï Lavrov: J'ai entendu dire que cela venait de Washington. Des sources anonymes font fuiter des informations indiquant que la Maison blanche envisage d'examiner des options et des scénarios différents et qu'une telle hypothèse avait été également énoncée. A mon avis, quelqu'un va calmer ces "va-t'en guerre" et tout le monde adoptera une approche sérieuse. Je suis un peu consolé par le fait que, selon les mêmes fuites, selon des informations assez authentiques, de nombreux responsables de l'administration américaine comprennent parfaitement que toute attaque contre des sites de l'armée syrienne seraient une violation grossière du droit international.
D'après moi, en cas de répétition des frappes qui ont ciblé à la mi-septembre les positions de l'armée syrienne encerclée par Daech à Deir ez-Zor, les Américains ne pourraient plus donner la même explication et dire que tout cela est une erreur déplorable. Parce qu'il est difficile de considérer cela comme une erreur. J'ai déjà dit que la situation dans cette ville était statique, qu'elle était encerclée par les combattants de Daech depuis deux ans. Tout le monde était parfaitement au courant des positions de Daech et des forces gouvernementales. On n'avait enregistré aucun mouvement sur la ligne de front d'autant plus qu'un jour après les frappes, l'un des porte-paroles du Pentagone a déclaré que cette opération avait été préparée pendant deux jours sur la base de bons renseignements. Il s'agissait donc d'un message de la partie de l'administration américaine qui voudrait faire peur à Bachar al-Assad. Je suis persuadé que le Secrétaire d’État John Kerry, avec qui nous avons examiné cette situation, ne peut accepter de telles actions - pas plus que le Président américain Barack Obama qui a plus d'une fois indiqué au Président russe Vladimir Poutine qu'il se prononçait fermement pour une résolution politique de la crise syrienne.
Question: Combien de temps pourrait prendre la stabilisation de la Syrie en cas de mise en œuvre de la résolution, notamment d'arrêt des hostilités?
Sergueï Lavrov: Beaucoup de temps. Car il faut agir en même temps dans tous les domaines. On évoque actuellement des conditions préalables. L'opposition soutenue par l'Occident dit qu'elle ne s'assoira à table des négociations que suite à une semaine de "régime de silence" et d'un accès humanitaire absolument libre à tout le territoire syrien. Cela rappelle l'attitude des autorités ukrainiennes soutenues par l'Occident, qui disent: assurez un mois de silence, transmettez-nous la frontière, laissez entrer l'OSCE, garantissez une sécurité absolue, désarmez tout le monde sauf l'armée ukrainienne, et après nous lancerons nos réformes politiques. Mais cela ne marche pas comme ça. Aucune initiative ne fonctionne de cette manière dans d'autres conflits.
Il est important que tous les participants au conflit sentent la perspective concrète d'une réduction de la violence, de l'arrivée de l'aide humanitaire, de la punition des terroristes, d'un processus politique qui prendra en considération l'opinion de toute la société syrienne, comme l'exige une résolution du Conseil de sécurité de l'Onu. Depuis cinq mois déjà, l'un des nombreux groupes d'opposition bloque unilatéralement la poursuite des négociations et fait chanter tous les autres. Personne n'est en mesure de faire quelque chose avec ce dernier, voire ne veut influer sur lui. On peut même dirent que certains le courtisent.
Il y a quelques jours, nous avons eu des négociations avec nos collègues français qui préparaient une résolution du Conseil de sécurité de l'Onu et considéraient qu'il fallait faire quelque chose de manière urgente compte tenu de l'échec des efforts russo-américains. Nous sommes prêts à travailler au sein du Conseil - nous leur avons dit - mais travailler pour faire un semblant d'activité n'est pas notre façon de faire. D'après nous, on ne peut en aucun cas perdre les principes et les mécanismes concertés avec les Américains et adoptés par tous les membres du Groupe international de soutien à la Syrie et par la communauté internationale en général. Ce travail a duré pendant des mois et ses résultats ont été vérifiés par des militaires, des agents du renseignement et des diplomates. A mon avis, il serait une erreur colossale de mettre tout cela à la poubelle et de passer à des textes émotionnels appelant à faire preuve d'empathie envers les habitants d'Alep, à agir tout de suite sans aucun préparatif pour arrêter les hostilités, ce qui serait sans doute utilisé par le Front al-Nosra. Nous avons beaucoup d'"interceptions": nous avons des capacités dans ce domaine. A l'époque où l'on examinait une trêve de trois jours à Alep sans distinction entre les "bons opposants" et les terroristes, les ondes étaient remplies de communications optimistes des combattants indiquant que les Américains allaient persuader les Russes d'annoncer le cessez-le-feu, qu'ils recevraient rapidement des armes et des munitions et que tout irait bien. C'est pourquoi toute décision du Conseil de sécurité n'aura pas de sens sans cette distinction, tout comme sans appel clair à tous ceux qui bloquent le dialogue politique inter-syrien et doivent cesser immédiatement de le faire. C'était le sens de notre rencontre avec les Français.
Concernant l'aide humanitaire, il n'existe aucune alternative à la mise en œuvre de nos accords avec les Américains qui prévoient le déblocage de la route de Castello. J'espère que nos collègues français prendront en considération ces amendements, sinon le Conseil de sécurité sera incapable de contribuer au règlement de la crise syrienne à l'étape actuelle.
Question: Concernant l'initiative de l'Envoyé spécial du secrétaire général de l'Onu pour la Syrie Staffan de Mistura sur le retrait des combattants d'Alep: comment peut-on les pousser à se retirer si leur objectif est d'occuper la ville?
Sergueï Lavrov: Nous sommes prêts à examiner cette proposition. Qui plus est, nous avons déjà l'exemple de deux communes. L'une a fait l'objet d'un accord entre le gouvernement syrien et les combattants: il s'agissait d'environ 1 500 insurgés qui compliquaient la vie de 500 000 habitants. Le gouvernement les a laissés partir de ces régions où ils voulaient avec leurs familles, leurs proches et leurs armes sans que personne ne les touche et ne les persécute. L'accord a été mis en œuvre avec succès. La ville a repris une vie normale: le blocage a été levé car il n'était plus nécessaire d'y repousser des combattants. Une autre banlieue de Damas fait actuellement l'objet de négociations du même genre.
Malgré cette réussite, nos partenaires occidentaux tout comme certains représentants peu discrets de l'Onu tels que Stephen O'Brien, secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, ont dénoncé cette pratique comme une "migration forcée". Mais ce terme n'a rien à voir avec la situation actuelle. La proposition de Staffan de Mistura constitue une tentative d'utiliser cette pratique, son expérience accumulée. Nous sommes prêts à examiner cette idée. Pour nous, l'essentiel est actuellement de comprendre ce qu'on veut dire concrètement car il s'agit de 6 000 à 8 000 combattants, même selon les estimations de l'Onu, et jusqu'à la moitié de ces derniers appartiennent au Front al-Nosra - Staffan de Mistura l'a lui-même dit. Je n'ai entendu que ces propos sur le Front al-Nosra. Si le Front était prêt à partir avec ses armes vers Idlib, où sont basées ses forces principales, nous soutiendrions ce projet au nom du sauvetage d'Alep et appellerions le gouvernement syrien à l'accepter.
Mais quel sera le sort de l'autre moitié des combattants qui ont rejoint le Front al-Nosra? S'ils voulaient partir avec leurs armes, ils pourraient le faire sans problème. Mais s'ils voulaient rester à Alep il faudrait se mettre d'accord sur la résolution de ce problème concret.
Staffan de Mistura a souligné que son initiative prévoyait de maintenir les organes municipaux qui géraient actuellement l'est d'Alep. Il s'agit visiblement d'organes antigouvernementaux. Nous sommes prêts à examiner une telle option et à travailler avec le gouvernement en ce sens. Dans tous les cas, il faudra maintenir un ordre ne serait-ce qu'élémentaire dans cette partie de la ville, ce qui exigera des forces policières. Premièrement, ceux qui ne voudront pas partir avec le Front al-Nosra seront obligés de s'en détacher clairement, signer un engagement écrit en ce sens. Peut-être que les forces de l'ordre gouvernementales, la police et ces opposants armés seront en mesure de former des organes conjoints pour maintenir une vie normale afin que les habitants soient certains de leur sécurité.
Le diable est dans les détails. Les idées de Staffan de Mistura vont dans la bonne direction mais soulèvent immédiatement des questions concrètes qu'il est nécessaire de concerter de manière très claire et peu ambiguë. Si l'on y arrivait - et nous sommes prêts à le faire rapidement - cela pourrait à mon avis constituer le noyau d'une décision du Conseil de sécurité sur la situation à Alep.
Question: Cette semaine Moscou avait déjà affiché sa fermeté concernant le traitement du plutonium militaire. Désormais, ses exigences ne concernent plus seulement le plutonium mais également la question des sanctions et des pertes subies par la Russie. Pourquoi un tel élargissement de la question? Qu'attendez-vous de la part des USA?
Sergueï Lavrov: C'est bien que vous posiez cette question car il y a une certaine confusion dans la couverture et l'interprétation de cette décision. L'accord sur le recyclage du plutonium militaire pour qu'il ne puisse pas être à nouveau transformé à des fins militaires prévoit la possibilité, pour chaque partie, de quitter cet accord en cas de changement radical des circonstances. C'est le droit des accords internationaux fixé dans la Convention de Vienne sur le droit des traités internationaux de 1969: le changement significatif des circonstances permet à toute partie d'un accord d'en sortir. Nous avons constaté un changement significatif, incarné par la russophobie agressive qui repose à la base de la politique des États-Unis envers la Russie.
Il est n'est pas question d'une simple rhétorique russophobe mais de démarches agressives qui portent réellement atteinte à nos intérêts nationaux et menacent notre sécurité. Je veux parler du rapprochement de l'Otan et de son infrastructure de nos frontières, du déploiement d'armements lourds américains, de l'aviation de l'Otan, ainsi que du développement du segment européen et asiatique du bouclier antimissile américain (ABM) à proximité de nos frontières et de celles de nos alliés. Bien évidemment, les sanctions sont des actions inamicales, voire hostiles.
Notre accord a été conclu à une période où nos relations étaient normales et civilisées, quand personne ne manquait de respect à l'autre, n'essayait de faire passer son partenaire pour un exclu, ne lançait d'invectives ni ne tentait de s'ingérer dans les affaires intérieures d'autres pays. C'est ce changement significatif de circonstances qui a été fixé dans la loi en question.
En ce qui concerne la mise en œuvre des mesures pour neutraliser les réserves excessives de plutonium militaire, conformément à l'accord ces excès doivent être brûlés dans des dispositifs spéciaux afin de le transformer en combustible pour réacteurs. Ce dispositif est coûteux mais nous avons construit un tel site. Puis soudainement, en plein milieu, quand il a fallu remplir l'accord, les Américains ont déclaré que c'était trop onéreux et qu'ils préféraient diluer ce plutonium pour le stocker dans des dépôts naturels: des grottes ou des cryptes souterraines. C'est donc un potentiel réversible qu'il sera possible de transformer à nouveau en plutonium militaire concentré. Ils ne nous ont pas consultés. Ils ont seulement déclaré publiquement que c'était cher et qu'ils songeaient à une autre solution. La solution qu'ils souhaitent utiliser au final avait été étudiée lors de la préparation de l'accord et avait été rejetée comme constituant un risque de préservation du potentiel réversible. En l'occurrence, l'accord sur le plutonium ne fonctionnait donc tout simplement pas. Nous en sommes sortis mais la loi et le Président stipulent clairement que nous n'utiliserons pas le plutonium concerné par cet accord à des fins militaires, en aucune circonstance. C'est notre engagement. Mais il est inutile de coopérer quand l'autre partie joue un
jeu à sens unique et ne remplit pas ses engagements. C'est une question de négociabilité.
Encore une chose sur ce point. Le surlendemain de cet "accord sur le plutonium" nous avons suspendu l'Accord sur la coopération dans le domaine de la recherche scientifique concernant l'énergie nucléaire. C'est également un sujet intéressant. J'ai déjà entendu des commentaires affligeants des représentants du Ministère américain de l’Énergie et d'un certain "conseil scientifique" auprès de ce Ministère. Tout est très simple. Nous avions de tels contacts sur la base de cet accord. Ils étaient réciproquement utiles. Les chercheurs visitaient les laboratoires des autres, partageaient leurs idées et élaborations. Globalement le processus était mutuellement bénéfique et enrichissant. En
avril 2014, le Ministère américain de l’Énergie nous a envoyé une lettre officielle indiquant qu'il était contraint de cesser tout contact avec le Ministère russe de l’Énergie et la compagnie publique Rosatom sur cet accord concret. J'ai demandé au Secrétaire d’État américain John Kerry s'il s'agissait encore de la même rancune concernant l'Ukraine et la Crimée et si les dirigeants politiques américains savaient que le Ministère américain de l’Énergie avait pris cette décision. Il était surpris car il n'en savait rien et a dit que c'était absurde, qu'il fallait faire la part des choses et éviter certaines démarches manifestement excessives. Il m'a assuré qu'il s'en occuperait, qu'il parlerait au Ministre de l’Énergie, au Président américain si c'était nécessaire et que ces contacts seraient rétablis. Mais ce n'était toujours pas le cas un an après. Les Américains refusaient à nos scientifiques, quand ces derniers demandaient de participer à différentes conférences à ce sujet aux USA et disaient que l'accord était suspendu. Je l'ai rappelé à nouveau au Secrétaire d’État américain John Kerry et il était indigné de savoir que cette question n'était toujours pas réglée. Rien n'a changé. C'est pourquoi je trouve inutile de feindre que cet accord fonctionne.
Question: Le Secrétaire d’État américain John Kerry a qualifié les actions du Ministère américain de la Défense de "démarches excessives". Plus tôt, vous avez utilisé le terme de "changement fondamental des circonstances". C'est quand même très sérieux de dire
aujourd'hui que des "changements fondamentaux" se sont produits dans les relations russo-américaines.
Sergueï Lavrov: Bien sûr, mais d'après moi c'est aussi un fait.
Question: Autrement dit, la Russie a dit la vérité en expliquant comment était la situation réelle.
Sergueï Lavrov: Honnêtement, nous avons longtemps fait preuve de ce que les Américains appellent la "patience stratégique" – car la détérioration unilatérale des relations du côté des Américains a commencé bien avant l'Ukraine. Nous en avons parlé.
Question: L'histoire du bouclier antimissile dure depuis dix ans déjà.
Sergueï Lavrov: Oui. En plus, nous avons tout fait pour localiser nos conflits. Comme la loi Magnitski. Oui, nous avons dû réagir. Puis il a eu une rancune complètement incompréhensible (ce n'est pas digne d'adultes, je trouve) à cause de Snowden. Nous avons été accusés de l'avoir recruté et attiré chez nous. C'est absurde. Tout le monde le sait. Cette tension s'accumulait donc depuis longtemps. Cela fait longtemps que nous n'arrivions plus à obtenir des Américains une attitude honnête et civilisée envers les différents problèmes qui s'accumulaient dans nos relations. L'un d'eux concernait la question de l'adoption. Nous n'avons toujours aucun accès, entre autres, à différents ranchs qui accueillent des orphelins russes.
Question: Pour pouvoir vérifier comment vivent les enfants?
Sergueï Lavrov: Simplement, les Américains qui ont voulu adopter nos enfants puis ont changé d'avis les envoient dans cet orphelinat comme un fardeau. Cela fait dix ans que nous cherchons à y obtenir un accès. On nous le refuse en disant qu'il s'agit d'une institution privée. C'est pourquoi, quand on parle chez nous de manière enflammée et émotionnelle, il faut tout de même savoir que nous nous battons depuis très longtemps pour cette question. Il était simplement impossible de la laisser en suspens sans prendre aucune mesure pour secouer les Américains.
Autre sujet de très longue date: quand les Américains arrêtent nos citoyens dans des pays tiers et les kidnappent de facto. Les histoires de Viktor Bout et de Konstantin Iarochenko sont très révélatrices. Viktor Bout a été arrêté en Thaïlande pour tentative de complot criminel. Les agents du FBI l'ont simplement provoqué en cherchant à obtenir son accord en échange de services aériens pour livrer quelque chose quelque part. Mais quand la justice thaïlandaise a refusé de l'extrader aux USA, ces derniers ont fait une nouvelle tentative et Viktor Bout a été extradé de Thaïlande en violant les lois thaïlandaises et sans accord. Il a été kidnappé.
Quant à Konstantin Iarochenko, aucun procès n'a eu lieu au Liberia. L’État indépendant du Liberia a été traité comme une colonie. Roman Seleznev a été simplement poussé dans un avion aux Maldives et enlevé. Ils sont des dizaines dans ce cas. Toutefois, en Europe, les gens s'efforcent de respecter une certaine décence, ils organisent des audiences. Mais 99% des raisons que les Américains nous fournissent bien longtemps après pour expliquer ces enlèvements stipulent que nos citoyens sont soupçonnés de cybercrimes.
Quand j'ai évoqué la dernière fois ce sujet avec le Secrétaire d’État américain John Kerry, je lui ai proposé d'organiser des consultations. Après tout nous ne voulons pas que nos citoyens commettent des crimes cybernétiques. Cela pourrait se retourner contre la Fédération de Russie. Nous ne voulons pas nuire aux autres pays. Curieusement, on assiste actuellement à une campagne hystérique dans le contexte des débats électoraux sur le fait que nous aurions prétendument piraté les sites du parti démocrate, du Pentagone, etc. A cet égard, il serait intéressant d'assimiler un fait: il y a moins d'un an, en
novembre 2015, compte tenu de ces accusations permanentes de cybercrimes contre nos citoyens, le Parquet russe a envoyé une lettre officielle pour proposer à Washington d'entamer d'urgence des consultations sur la coopération pour prévenir les cybercrimes. Nous n'avons pas reçu de réponse. Je l'ai rappelé au Secrétaire d’État américain John Kerry en
mai 2016. Il a dit que c'était une excellente idée et qu'il s'en occuperait. Il était à Moscou en juillet, j'ai demandé comment progressait l'étude de la proposition du Parquet russe et j'ai dit qu'il serait utile, par politesse, de donner une réponse de la part du Ministère américain de la Justice. Il s'est indigné à nouveau en se demandant pourquoi rien n'était fait et pourquoi ses assistants ne le lui rappelaient pas. Au final, le Ministère américain de la Justice n'a envoyé aucune réponse mais a répondu verbalement à nos "harcèlements" que cela ne l'intéressait pas. Voilà. Tout l'intérêt consiste à créer un épouvantail, puis se dérober à la discussion de faits concrets.
Question: Vous avez parlé des rancunes américaines. De quelle nature sont-elles? Après tout l'Amérique, selon certains, est une hégémonie en déclin mais quand même une hégémonie. Elle dispose d'une puissance économique et militaire gigantesque. D'où viennent ces rancunes?
Sergueï Lavrov: Vous savez, c'est très personnel. Quelqu'un peut avoir le sentiment intérieur que l'Amérique ne fait pas quelque chose comme on le voudrait ou chercherait à le faire sans y arriver. Le sentiment d'un écartement progressif de la toute-puissance. Je peux le comprendre. C'est un processus douloureux. Pendant des siècles l'Occident, dans son ensemble, dirigeait le monde. Oui, il y a eu l'Union soviétique mais c'était une période isolée et assez longue sur le plan historique. Même si géographiquement, sur le continent européen, dans certaines parties de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine il y avait un monde répandu mais tout de même éloigné du processus global, un monde en lui-même. Quand cette anomalie (le fait que nous étions une société fermée est une anomalie) a disparu, tout le monde pensait que la Russie avait "rétréci" jusqu'à sa taille naturelle et que tout irait bien, qu'ils continueraient, comme ce fut le cas depuis les XVI-XVIIe siècles, de dicter les ordres et les règles et que tout le monde les écouterait. Vous voyez qu'ils ont eu tort. Leurs attentes excessives relatives au fait qu'après 1992 et même un peu plus tôt la Russie était "dans leur poche" se sont visiblement conclues par une "gueule de bois" non pas parce que nous avons voulu leur nuire, mais simplement parce que nous voulions vraiment rendre notre pays autonome et décent pour la vie, pour en être fiers. Comme l'a déclaré récemment le Président russe Vladimir Poutine à la Douma de l'Assemblée fédérale de la Fédération de Russie, notre pays a le droit d'être fort sans pour autant refuser ce droit aux autres et sans imposer un modèle de conduite.
Question: C'est une attitude très risquée envers le monde de vouloir mettre d'autres pays "dans sa poche". Même Téhéran n'a pas pu être "mis en poche", alors que la Russie est encore plus puissante que l'Iran, sans vouloir vexer ce pays. C'est une stratégie qui apporte de l'instabilité au monde. N'est-ce pas?
Sergueï Lavrov: Il existe probablement un aspect individuel. Je ne me souviens pas que le Président russe Vladimir Poutine se soit prononcé irrespectueusement à l'égard d'un collègue, quoi que ce dernier ait dit ou fait vis-à-vis de la Russie.
A l'égard de Vladimir Poutine c'est devenu une "règle de bonnes manières" dans certaines capitales occidentales d'émettre des qualificatifs selon le principe de qui fera mieux.
Question: Est-ce de l'hystérie? Qu'est-ce que c'est? Après tout ce ne sont pas des adolescents mais des hommes politiques sérieux qui parlent.
Sergueï Lavrov: En effet. D'ailleurs, quand John Kerry a été nommé Secrétaire d’État nous en avons parlé tous les deux et sommes tombés d'accord sur le fait qu'il fallait construire les relations comme des adultes (ce terme précis a été utilisé), sans rancunes infantiles. Mais tout le monde n'y arrive pas.
Nous sommes accusés de mener pratiquement la course électorale américaine et de déterminer ses favoris. Il y a deux ans on nous disait de manière assez hautaine "La Russie est une puissance régionale. Connaissez votre place". Pour un homme politique il est tout de même très important de ne pas fermer la porte. C'est mal et cela signifie que l'individu commence à perdre les nerfs - or on ne peut pas le faire en politique, il faut tout faire de manière mesurée, toujours avoir en tête plusieurs scénarios correspondant à vos intérêts mais ne pas espérer que seule la solution pour assurer ses propres intérêts exclusifs fonctionne, et que tous les autres devront dire "reçu, chef". Cela n'existe pas et n'arrivera certainement pas.
Question: Vous êtes un diplomate expérimenté. En comparant la situation d'
aujourd'hui en termes de risques et d'instabilité avec les années 1960-1970 quand l'Union soviétique était la deuxième superpuissance mondiale, quand la situation était-elle plus dangereuse –
aujourd'hui ou à l'époque?
Sergueï Lavrov: Les époques sont différentes, c'est très difficile à comparer. Il y avait l'Union soviétique. Vous vous souvenez des crises de Berlin et des missiles de Cuba, quand on aurait pu appuyer sur le bouton. Dieu merci, de notre côté comme du côté de l'Administration du Président américain John Kennedy les fusibles naturels et nécessaires pour tout homme politique responsable se sont déclenchés.
Aujourd'hui, du point de vue de la stabilité globale, c'est devenu moins confortable est calme car à l'époque il y avait tout de même un monde bipolaire, il y avait une confrontation ferme mais stable entre l'Union soviétique et les USA, l'Otan et la Pacte de Varsovie.
Question: Les choses étaient-elles plus claires?
Sergueï Lavrov: Oui. Cette stabilité était à l'époque négative, mais elle garantissait une certaine prévisibilité. Les conflits qui éclataient à cette période, même s'il s'agissait d'un conflit en Europe de l'Est quand des troupes ont été envoyées en Hongrie et en Tchécoslovaquie, étaient tout de même (que personne ne se vexe) des conflits périphériques. C'était précisément la ligne de contact de l'Otan et du Pacte de Varsovie. Tout comme étaient périphériques les conflits au Mozambique ou en Angola où nous soutenions indirectement ceux qui se battaient pour l'indépendance, alors que l'Occident soutenait l'autre camp. C'était également le cas au Vietnam et en Corée. C'étaient des conflit très violents et sanglants, mais tout de même périphériques où ni l'Union soviétique ni les États-Unis ne s'ingéraient directement l'un contre l'autre et savaient que la base de la stabilité globale était un accord tacite, voire écrit dans certains documents.
Aujourd'hui il y a bien plus de deux acteurs. Les puissances nucléaires sont plus nombreuses - non seulement les cinq officielles mais également au moins quatre officieuses, du moins celles qui revendiquent ce statut. La situation est bien plus tumultueuse dans toutes les régions du monde, y compris là où se trouvent les puissances nucléaires officieuses. De plus, après l'abandon du programme d'arme nucléaire par Mouammar Kadhafi en Libye, il a rapidement connu un sort qu'on ne souhaite à personne. Plusieurs dirigeants, y compris des pays voisins de la Libye, ont commencé à sérieusement y songer et en parler. Après ce qui est arrivé à Mouammar Kadhafi quand il a délibérément coopéré, et vu que la Corée du Nord dispose de l'arme mais que personne ne la reconnaît comme une puissance nucléaire officielle et personne ne l'attaque, alors pourquoi ne pas s'octroyer ce droit?
Question: Immédiatement après la guerre d'Irak j'ai entendu cette idée: "Maintenant tout le monde sait comment se protéger contre les Américains – il faut avoir une bombe atomique". C'est une situation très dangereuse.
Sergueï Lavrov: Je pense que c'est l'impact le plus négatif et le plus dangereux que les USA ont exercé sur la stabilité mondiale. Ce cycle se poursuit. Quand l'Union soviétique était en Afghanistan, l'administration de Ronald Reagan soutenait, armait et inspirait contre nous, par tous les moyens, les moudjahidines qui ont ensuite formé Al-Qaïda. Le 11 septembre 2001, en oubliant la main qui l'avait nourrie, Al-Qaïda a infligé une frappe destructrice à l'Amérique en utilisant très certainement des individus qui s'étaient intégrés dans la société occidentale, et non des fanatiques. Après cela, l'Amérique a commencé à chercher des coupables. En Afghanistan il y avait évidemment des talibans qui n'ont jamais caché leurs liens avec Al-Qaïda mais il fallait s'occuper de l'Irak. C'est pourquoi il a été décidé en silence de préparer également une campagne contre ce pays. Même si le Conseil de sécurité des Nations unies n'avait donné aucun accord, ils sont passés en force de manière illégitime et illégale. En 2003, ils ont annoncé leur victoire. Ils ont chassé tous les sunnites des postes plus ou moins signifiants, notamment au sein des organismes de sécurité, de l'armée et tous les généraux. Tous ces hommes – les généraux, les agents et les représentants des services de Saddam Hussein – constituent
aujourd'hui le noyau de l’État islamique (EI). L'organisation s'est déjà propagée en Irak, en Syrie et s'élargit activement en Libye, pays détruit qui n'a pas d’État. Ses membres apparaissent en Afghanistan où l'EI commence à faire concurrence aux talibans. Et
aujourd'hui ce scénario se répète en Syrie. Hormis l'EI est apparue une autre organisation armée, le Front al-Nosra, qui est déjà inscrite dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies comme une filiale terroriste d'Al-Qaïda. Au début nous en avons parlé mais nos collègues occidentaux n'y touchent pas. Nous faisons ce qui est prescrit par les décisions de l'Onu: certes il y a le cessez-le-feu mais il ne concerne pas le Front al-Nosra, ceux qui le rejoindront et ne voudront pas accepter le cessez-le-feu. Les Américains ont un comportement très étrange. C'est pourquoi, après la création d'Al-Qaïda par l'administration Reagan et de l'EI par l'administration Bush, on ne voudrait pas que l'administration Obama marque l'histoire comme celle qui a renforcé et garanti le succès d'une autre organisation terroriste nommée Front al-Nosra.
Question: J'espère que la contribution de la diplomatie russe sera de poids pour empêcher la propagation du terrorisme.
Sergueï Lavrov: Il y a la diplomatie et encore quelques alliées: l'aviation russe, l'armée et la marine.
Source: www.ambassade-de-russie.fr