Dire que la question de l’offertoire a été une des plus controversées dans la récente réforme liturgique latine est presque banal. L’affaire est bien connue : les réformateurs de 1969 reprochaient à l’offertoire romain son caractère de « doublet » - ou son caractère propitiatoire, on ne sait trop, en tout cas son existence comme « doublet » des prières sacrificielles du canon. Parmi tant de références possibles, mentionnons les mémoires de Mgr Bugnini, secrétaire et éminence grise du Consilium, l’organe chargé de la concrétisation de la réforme liturgique [1]. Jungmann, membre de ce conseil, sur lequel sa figure planait telle celle d’un patriarche, reprochait aussi à cet offertoire de faire « double emploi » avec le canon [2]. On pourrait encore citer le père Roguet, qui, dans l’édition de 1951 de La Messe, consacre une section au « problème de l’offertoire » (sic) [3]. Le R.P. Cabié, soucieux de l’orthodoxie des rites, y voit des « théologies douteuses » (sic) [4]. En fait, il suffit de prendre pratiquement n’importe quel numéro de La Maison-Dieu [5] des années 1950 ou 1960 pour se faire une religion.
Que l’offertoire ait disparu dans le rite de 1969 n’est pas douteux. On n’aperçoit pas, sinon, pourquoi les néo-liturges auraient crié victoire. Or, pour se limiter à cet exemple, la « Note sur le problème de l’offertoire » du père Roguet disparaît purement et simplement dans l’édition de 1971 [6].
Si ce point a fait couler des fleuves d’encre, il est un aspect sous lequel il a rarement été abordé de façon systématique : celui de la liturgie comparée. Lorsque cette ligne d’analyse a été adoptée, le parallèle a été généralement fait avec les rits latins non romains. Au mieux, la comparaison presque inévitable a été celle établie avec la grande entrée et la prothèse byzantines [7].
Pour pertinente qu’elle soit, cette approche nous semble insuffisante. Elle réduit en effet l’Orient à Byzance et ignore largement le rôle des deux sièges apostoliques d’Orient : Alexandrie et Antioche. Pas même une métropole, la cité du Basileus n’était à l’origine qu’une éparchie (évêché) [8]. En conséquence, il ne semble pas mauvais de rappeler que la liturgie de la « Grande Eglise » est un rit second, dérivé de celui d’Antioche après des emprunts aux liturgies d’Asie Mineure (aujourd’hui éteintes) et de Jérusalem. Que ce soit sur le plan ecclésial ou liturgique, ce bref rappel ramène sans doute à de plus justes proportions l’intérêt de la comparaison entre le rit de Rome et celui de Byzance.
Il nous a paru plus fructueux de comparer le rite nouveau à l’ensemble des liturgies non latines, en accordant une importance architectonique à celles d’Alexandrie (siège de saint Marc) et d’Antioche (premier siège de saint Pierre) [9]. L’apostolicité étant une des marques de l’Eglise, on aperçoit l’importance de cette approche. Qui plus est, toutes les liturgies d’Orient dérivent de celles de ces deux sièges apostoliques : du rit copte (alexandrin) dérive celui d’Ethiopie ; du rit syriaque (antiochien) proviennent tous les autres rits orientaux, de façon directe ou indirecte [10]. En nous limitant à Antioche et Alexandrie, nous espérons prendre la question à la racine. Des études ultérieures permettront d’étendre la comparaison aux dimensions universelles contenues ici in germine. Il importe en effet de saisir la conformité d’un rit donné avec l’ensemble des autres, afin de s’assurer du respect du quod semper quod ubique quod ab omnibus. La liturgie étant une icône de la foi, l’usage de la célèbre formule de saint Vincent de Lérins dans le domaine du culte ne semble pas illégitime.
Il revient à l’abbé Franck Quoëx le mérite d’avoir appelé à une telle ligne d’analyse systématique pour ce qui est de la question de l’offertoire. Au colloque du CIEL de 1999, il appelait de ses vœux une « étude comparée de ces diverses liturgies - étude qui est encore à entreprendre » et serait « d’une grande utilité pour une meilleure intelligence de la théologie de l’offertoire » [11]. La méthode pourrait évidemment être étendue à d’autres parties de la messe mais nous espérons que cette modeste étude apportera un début de réponse à ce juste souhait [12].
Cette approche semble d’autant plus prometteuse que, dans le débat sur la réforme, les comparaisons avec les liturgies orientales n’ont pas manqué pour justifier tantôt l’aggiornamento, tantôt son rejet. Ainsi, les auteurs du Bref Examen critique consacraient une page à ce qu’ils estimaient être une opposition entre les rits orientaux et celui qui venait de naître. Ils donnaient ensuite en note des éléments de confirmation pour le rit byzantin. Dans l’autre sens, il suffit d’ouvrir un numéro de La Maison-Dieu de cette époque pour y trouver des légitimations de la réforme sur la base des rits orientaux. Ou encore, dom Oury, tentant de justifier la prière eucharistique n. II, souligne que « la liturgie éthiopienne s’en sert toujours » [13]. Quant à la IVe prière eucharistique, « c’est la tradition orientale qui se rend familière à l’Eglise latine ; elle doit beaucoup en effet aux anaphores de la liturgie antiochienne » [14]. De façon générale, poursuit le bénédictin, « avant de rien affirmer en matière de liturgie, il est de bonne méthode de consulter la pratique des Eglises qui ont une foi intègre en l’eucharistie et n’ont jamais subi l’influence de la Réforme protestante ». Dom Oury vise évidemment les « Eglises d’Orient, dont la foi en l’eucharistie est entière » [15]. C’est avec plaisir que nous relevons cette invitation.
Liturgie alexandrine : une messe sans offertoire ?
La liturgie alexandrine catholique ne comporte pas d’offertoire. A aucun moment entre la fin de l’Evangile et le début de l’anaphore on ne trouve de procession des dons, ni le célébrant ne présente à Dieu la matière du sacrifice. Une telle caractéristique dans la liturgie d’un siège apostolique ne peut manquer de frapper. Est-ce à dire que l’offertoire est un élément non essentiel de la célébration eucharistique [16] ? Les néo-liturges semblent confortés dans la volonté qu’ils avaient eue un moment de supprimer carrément les prières d’offertoire [17].
A vrai dire, lorsque l’on considère la question de l’offertoire dans les liturgies orientales, il faut aussi examiner ce qu’on appelle la prothèse, ou proscomidie. Il s’agit d’une préparation des dons, effectuée par le prêtre et le diacre au début de la divine liturgie [18]. Dom Parsch, peu partisan de l’offertoire romain, le met pourtant en parallèle avec les prothèses orientales [19]. De même Jungmann : « Comme la liturgie romaine a son offertoire avec la prière conclusive super oblata, ainsi d’autres liturgies ont leur prothèse (...) largement développée » [20]. Voyons ce qu’il en est dans le rit alexandrin. Nous nous proposons de décrire d’abord les rits dans leurs différentes parties, pour les commenter ensuite [21]. Notons déjà que, à l’instar du missel romain de 1969, le rit copte possède, à défaut d’offertoire, une préparation des dons. Cette analogie structurelle entre les deux liturgies devrait permettre de dégager des lignes de convergence.
Après être monté à l’autel et avoir procédé à un lavabo, le célébrant prend l’hostie, la couche dans sa paume, l’élève à la hauteur du menton et prie :
« Seigneur, rendez notre sacrifice agréable à vos yeux et daignez l’agréer comme satisfaction pour nos péchés et pour les négligences de votre peuple, afin qu’il soit sanctifié par les dons du Saint-Esprit, en Jésus-Christ Notre Seigneur, par qui vous revient tout honneur, toute gloire, louange et adoration, avec lui et le Saint-Esprit, le vivificateur consubstantiel, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen. »
Le prêtre re dépose l’hostie pour l’emballer, l’élève à hauteur des yeux et, accompagné des diacres et servants, fait une procession autour de l’autel en chantant :
« Souvenez-vous, Seigneur, de ceux qui ont offert ces dons et de ceux pour qui nous vous les offrons. Donnez-leur la récompense éternelle. »
Après une louange à la Sainte Trinité [22], il remonte à l’autel et dépose l’hostie.
Il verse dans le calice le vin et quelques gouttes d’eau puis élève le vase sacré et prononce exactement la même prière que celle de l’offrande du pain. Il recouvre ensuite le calice et salue encore le peuple.
Après deux prières d’action de grâce et une nouvelle salutation/bénédiction du peuple, se déroule à voix basse une invocation inattendue :
« Seigneur Dieu (...), vous êtes le pain de vie descendu du Ciel (...) ; jetez les yeux sur ce pain et ce vin qui se trouvent sur votre autel sacerdotal ; bénissez-les, purifiez-les et transformez-les, afin que ce pain devienne votre saint corps et le contenu de ce calice votre précieux sang, et que l’un et l’autre tournent ainsi [23] à la résurrection, à la guérison et au salut de notre corps et de notre âme (...) ».
Ce disant, il baise l’autel.
Au terme de cette succincte description, nous voudrions cogere et efficere, tirer une conclusion de ce qui précède. Il est évident que l’absence d’offertoire dans la liturgie copte est à considérer en relation avec la présence de ces prières de prothèse. La prière sacerdotale d’offrande contient bien des éléments propres à une anaphore : l’évocation d’un sacrifice, l’affirmation de sa valeur propitiatoire et la demande à Dieu de l’agréer. La différence est même clairement faite entre sacerdoce ministériel du prêtre et sacerdoce commun des fidèles. Le fait que cette prière soit répétée telle quelle pour l’offrande du vin ne fait évidemment que renforcer les affirmations qu’elle contient. Nous avons ici un « doublet dans le doublet ». En fait, l’itération est un procédé pédagogique dont l’utilité a curieusement échappé à ceux qui prônaient la valeur didactique de la liturgie. Elle a pour effet évident de mieux faire pénétrer la chose signifiée [24]. On découvre ainsi a contrario un des résultats, sinon des buts, de la suppression de l’offertoire dans la liturgie d’Occident.
La prière de la procession insiste sur les effets du sacrifice. Elle constitue ce que dans la liturgie d’Occident on appellerait un Memento : « Souvenez-vous, Seigneur (...) ». Et les dons sont offerts pour certaines personnes. Ici encore, il y a évocation du sacrifice : une simple « présentation des dons » n’appelle pas d’offrande pour quelqu’un. On retrouve presque mot pour mot le « pro quibus tibi offerimus, vel qui tibi offerunt » du canon romain. Ainsi, cette présentation copte des dons est d’une autre nature que celle du rit paulien. L’une préfigure déjà le sacrifice rédempteur, l’autre se limite à être une nuda præsentatio, sans aucune vision de la finalité des dons. Remarquons enfin que les Memento accompagnent toujours le sacrifice, dans toutes les liturgies. Le célébrant rappelle à Dieu certains fidèles et le supplie de leur appliquer les mérites du sacrifice.
La surprise des contempteurs des prolepses et « doublets » doit atteindre son comble à la vue de l’épiclèse à Dieu le Fils. Comment le prêtre peut-il donner à ce point dans la « surenchère consécratoire » alors que les lectures n’ont même pas encore commencé ? La constatation devrait conduire les partisans de la cartésianisation liturgique à revoir leur mode de procéder hypothético-déductiviste pour laisser les faits les instruire par induction : par la place de cette épiclèse dans la liturgie d’un siège apostolique apparaît l’importance et la force de l’anticipation du sacrifice dans la liturgie. Les Coptes donnent d’ailleurs à ce formulaire le nom de « prière eucharistique ». Le fait se passe de commentaire.
A vrai dire, le début de la divine liturgie copte, que nous avions traité par prétérition, est très parlant à cet égard. Après s’être signé et avoir récité les prières de préparation correspondant aux prières au bas de l’autel, le prêtre, s’inclinant profondément, récite l’oraison suivante :
« (...) Rendez-moi digne (...) de vous offrir ce sacrifice. Faites qu’il vous soit agréable. Acceptez-le comme satisfaction pour nos péchés et pour les négligences de votre peuple, afin qu’il soit sanctifié par les dons du Saint-Esprit, en Jésus-Christ Notre Seigneur, par qui vous revient tout honneur (...) ».
Pour se faire une idée de la situation, il faudrait se représenter un prêtre latin récitant cette prière juste après être monté à l’autel...
On est frappé de la triple occurrence du membre de phrase : « ce sacrifice que nous vous offrons comme satisfaction pour nos péchés et pour les négligences de votre peuple, afin qu’il soit sanctifié par les dons du Saint-Esprit, en Jésus-Christ Notre Seigneur ». Suivi de l’ample doxologie dont il s’accompagne, il rythme ce début de célébration et exprime puissamment l’essence du saint sacrifice. La triple répétition est sans doute une allusion à la Sainte Trinité mais on peut aussi y voir une nouvelle forme d’insistance puisque, dans la culture classique, la trilogie était la perfection de l’action. Or il faut garder à l’esprit qu’Alexandrie était une ville toute tournée vers la Méditerranée et très hellénisée. Nous voyons donc dans cette triple prière du début de la liturgie copte une affirmation solennelle de la finalité des saints mystères. En d’autres termes, dès le début du drame, « le décor est planté ».
L’absence d’offertoire et la présence, au contraire, d’une « préparation des dons » ne présente avec le missel de Paul VI que des analogies de forme extérieure. Imagine-t-on les néo-liturges acceptant les cérémonies que nous venons de décrire ?
Liturgie antiochienne : les sacrifices de Melchisédech et d’Aaron
Où se trouve l’offertoire syriaque ? La question est délicate puisqu’elle divise même les spécialistes [25]. Le P. Sélis le situe au même endroit que ses homologues latin, arménien, byzantin etc. mais on ne trouve à cet endroit ni procession ni présentation ni offrande des dons. Aurions-nous affaire à une autre liturgie sans offertoire ? Tâchons d’en juger : « L’anaphore commence par une prière de paix (...). Le célébrant se prosterne devant l’autel et récite une prière d’humilité (...). S’étant relevé, le célébrant relève le grand voile qui couvre les offrandes, l’agite trois fois au-dessus de celles-ci et récite une prière d’offertoire. Les éventails sont agités. Ces trois prières, doublées de trois gestes, correspondent à l’offertoire » [26]. On n’y trouve pourtant aucun texte exprimant l’offrande des saints dons. Toutefois, pendant la troisième oraison, justement dite « du voile », le prêtre qualifie le Christ de « roc dur qui se fendit » cependant que le diacre chante : « regardons cette sainte offrande qui est devant nous et qui s’offre, hostie vivante, à Dieu le Père par les mains du prêtre vénérable ». Etant donné ce que l’on sait du rapport entre les rubriques et les formulaires [27], on ne peut échapper au lien entre les saintes espèces et la mort du Christ, au moment de laquelle les rochers se fendirent. Comme, en outre, un des rôles du diacre est d’attirer l’attention du peuple sur l’action du prêtre, on voit qu’on tient ici une bonne partie de la théologie de la messe. Enfin, on aura remarqué que ce rite se trouve dans l’anaphore. A strictement parler, elle n’a pas encore commencé puisqu’on n’en est pas encore au Sursum corda mais le fait est précisément parlant, d’autant plus si on le met en relation avec l’usage du temps présent dans le formulaire du diacre.
Puisque, comme dans le cas du rit copte, l’offrande des dons ne se fait pas juste avant l’anaphore, nous voudrions remonter dans le cours de la cérémonie pour examiner l’endroit où a lieu cette cérémonie mais aussi pour voir jusqu’où va « l’anticipation du sacrifice ». Après l’évangile, le chœur chante une hymne, variable suivant les fêtes. Une des plus courantes est la suivante : « (...) Voici dressée la table de vie sur laquelle seront posés le pain de vie et le calice rempli du sang qui jaillit de la poitrine du Seigneur pour la rémission des péchés ». Ainsi est donné le signal de la fin de la liturgie des catéchumènes. Celle des fidèles commence par l’introït.
« Cette prière comprend trois parties : le prœmium (...), la prière propitiatoire et le corps de l’introït » [28]. Vu leur longueur, nous en donnerons des extraits. Prœmium :
« Au pain de vie issu de Marie (...), qui fut cloué sur le bois de la Croix pour notre rédemption (...), sont dus louanges, honneurs, puissance, en ce moment où se célèbre cette eucharistie (...) »
Ici encore, il est sans doute inutile d’épiloguer sur le caractère présent du sacrifice eucharistique, où le « pain issu de Marie » est identifié au Rédempteur sur la Croix. Pendant que le prêtre remplit l’encensoir, le ministre dit :
« Devant le Dieu miséricordieux, devant son autel purificateur, devant ces célestes et divins mystères, de l’encens est versé par les mains du prêtre ».
L’encens possède une symbolique très riche, à laquelle le rit syriaque s’est beaucoup attaché. Entre autres choses, il exprime la sanctification d’une chose, la distinguant de ce qui est profane. Il symbolise aussi l’oblation puisque thus vient du grec thusia : le sacrifice. L’Ancien Testament dit souvent que l’odeur des sacrifices agréés par Dieu monte vers lui in odorem suavitatis. Cette idée est encore exprimée dans l’introït proprement dit, qui suit :
« Pain céleste, (...) en vous mangeant ont retrouvé la vie ceux qui étaient morts en mangeant du fruit défendu ; vin généreux nouvellement pressé sur le sommet du Golgotha, les nations et les peuples en ont bu et ont recouvré la vie (...) Vous vous êtes offert en sacrifice pour la rédemption du genre humain. A vous (...) nous recourons par le parfum de cet encens répandu devant votre majesté (...). Oui, acceptez le parfum de cet encens, Dieu miséricordieux (...) ».
Avant le début de l’anaphore, que nous avons examiné, le prêtre fait encore un lavabo, en disant : « Lavez, Seigneur, l’immonde impureté de mon âme (...), que je puisse vous offrir un sacrifice vivant qui plaise à votre divinité et soit une icône de votre glorieux sacrifice pour nous... » Puis, s’inclinant profondément, il récite à voix basse cette prière :
« Trinité Sainte, (...) agréez de mes mains pécheresses ce sacrifice que j’offre sur l’autel parlant supra-céleste. (...) Souvenez-vous favorablement de (...)tous les défunts qui se sont endormis dans votre espérance et surtout de tous les vivants et défunts pour qui est offert ce sacrifice. »
Placé avant l’anaphore, ce formulaire aurait peu de chances de plaire aux réformateurs de 1969. Pour parler en termes de liturgie latine, il unit un Suscipe Sancta Trinitas et un double Memento. On sait d’ailleurs, en ce qui concerne les défunts, que « l’Eglise a voulu que l’on priât pour eux chaque fois qu’on offrirait le saint sacrifice. (...) Saint Chrysostome et saint Augustin nous assurent que cet usage vient des apôtres » [29]. Il s’agit, comme pour les vivants, de leur appliquer les fruits du sacrifice. Celui-ci est donc nécessairement présent en quelque manière à ce stade de la cérémonie.
Puisque nous avons choisi d’examiner la messe antiochienne dans le sens anti-chronologique, voyons de quelle façon elle commence. Après avoir fait le signe de la croix et récité le psaume Miserere (Ps 50), le prêtre s’incline vers les fidèles et leur demande de prier pour lui : « Mes frères bien-aimés, priez pour moi pour l’amour de Dieu, afin que le Christ daigne accepter mon sacrifice. » Puis il monte à l’autel et fait le « sacrifice de Melchisédech », qui est souvent qualifié de « préparation des dons ». Il s’agit de la prothèse syriaque.
« Comme un agneau, commence le prêtre, il a été mené à l’abattoir... » (Is 53, 7). Ensuite, faisant un signe de croix sur la patène avec l’hostie, il poursuit : « Premier-né du Père, acceptez ce premier-né des mains de votre humble serviteur... » Il redépose l’hostie et verse le vin et un peu d’eau dans le calice en citant saint Jean : « Un des soldats lui perça le côté d’un coup de lance et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau, salut du monde entier » (Jn 19, 34, extrapolé). Baisant l’autel, il redescend les marches, se signe et prie les bras étendus : « Dieu pacifique, père des humbles et clément, vous qui êtes ami des hommes, rendez-nous dignes de vous offrir ce sacrifice... »
Après l’hymne Btare okh, Moran et deux autres prières, le célébrant va revêtir les ornements complets. A ce dernier détail on se rend compte qu’en dépit de son caractère public, la cérémonie de la prothèse ne fait pas pleinement partie de la messe mais en constitue plutôt l’antichambre.
Pourtant, ce rite est plein d’expressions sacrificielles qui sont à proprement parler du domaine de l’offertoire ou de l’anaphore. Pour ne prendre qu’un formulaire, le « Mes frères bien-aimés, priez pour moi... » est presque identique à l’Orate Fratres latin, dont on sait que les auteurs de la nouvelle liturgie ont voulu le supprimer. Situé immédiatement après l’offertoire romain, il était accusé des mêmes défauts [30]. Acceptant de justesse, sur l’insistance du pape, de conserver cette prière, les réformateurs décidèrent d’en dénaturer systématiquement les traductions [31]. Vaut ici le schéma que donne Mgr Bugnini à propos de la traduction des deux prières de « présentation » : « La phrase proposée demeura, étant entendu qu’on pouvait pallier à ces difficultés par les traductions » [32]. On appréciera l’euphémisme.
S’il était légitime de chercher à supprimer l’Orate Fratres, coupable d’exprimer le sacrifice trop tôt, à combien plus forte raison son homologue antiochien, qui se situe dans l’antichambre de la célébration. A moins qu’on ne soit fondé à examiner les choses dans l’autre sens. Ceci ne devrait-il pas conduire à une révision de la phobie anti-prolepse que l’on a vue à l’œuvre en 1965-1969 ? L’argument de l’apostolicité des rits et des sièges ne semble pas manquer de pertinence. Si les néo-liturges avaient eu pour l’Orient la vénération qu’ils professaient avoir et qu’ils eussent fait quelque cas de la Tradition apostolique, ils se seraient sans doute arrêtés à ce genre de réflexions.
Revêtu des ornements complets, le prêtre offre le « sacrifice d’Aaron ». Ce rite, qui constitue le début de la messe proprement dite, est souvent appelé « offertoire ». Après une prière de pénitence, le prêtre dit :
« Nous faisons mémoire de Notre Seigneur et Dieu, le Sauveur Jésus-Christ, et de toute son économie salvifique pour nous (...) Nous faisons mémoire de la présente eucharistie, d’Adam, d’Eve, de la sainte mère de Dieu, des prophètes, des apôtres (...). Nous faisons également mémoire (...) de tous les fidèles défunts (...) et de quiconque est en communion avec nous (...) et tout particulièrement de N., pour qui est offert aujourd’hui ce sacrifice ».
Cette longue prière n’est rien d’autre qu’une anamnèse suivie d’un Memento des morts et des vivants. Il est frappant de constater comme « la présente eucharistie » est mise en rapport avec toute l’économie du Salut [33]. L’anamnèse, dans toutes les liturgies, suit immédiatement la consécration. Elle exprime de façon on ne peut plus étroite le lien entre la messe et l’économie du Salut puisqu’elle fait « mémoire des mystères de Jésus-Christ en offrant le sacrifice » [34]. Quant aux Memento, nous en avons vu le lien avec le sacrifice rédempteur.
Le célébrant poursuit : « Dieu, vous qui vous êtes offert vous-même comme hostie/victime de sacrifice et à qui est offert ce sacrifice, recevez de mes mains pécheresses ces saints dons pour N. » Il dit cette invocation trois fois [35] et, après avoir recouvert les dons, procède au grand encensement.
La signification sacrificielle de l’encens est à nouveau soulignée par la liturgie antiochienne. Bénissant l’aromate, le célébrant le fait « à la louange et en l’honneur de la Sainte Trinité, à qui des parfums sont versés par mes mains pécheresses (...) en ce moment où nous offrons cette eucharistie ». Les trois encensements qui suivent ne sont pas en reste : « (...) Nous offrons devant vous cet encens à l’exemple du prêtre Aaron qui vous offrit un encens pur et écarta la morbidité du peuple d’Israël » et : « Nous vous en conjurons, Seigneur Dieu, agréez cet encens d’agréable odeur que vous offre notre débilité à cause de nos péchés... »
N’en déplaise aux adversaires des « répétitions inutiles », le caractère présent de l’eucharistie ne cesse d’être affirmé dans cette liturgie des catéchumènes. Sur le plan théologique, nous avons vu plus haut (note 22) que la fin ultime de la messe est le sacrifice de louange à la Sainte Trinité. La voici exprimée à travers la figure de l’encens, cependant qu’une fois de plus « ce moment où nous offrons cette eucharistie » est mis en rapport avec les sacrifices de l’Ancienne Alliance, préfigurant celui du Christ [36]. On comprend dès lors que l’encens soit bien plus qu’un parfum et que Dieu soit conjuré de l’agréer pour nos péchés.
Ces paroles ont une telle sonorité anaphorale que, quoiqu’on n’en soit pas encore à l’épître, on a peine à ne pas écrire : « la messe est dite ». Bien plus, on mesure ici la distance d’avec le nouveau rit d’Occident. Dom Oury et d’autres ont vanté le caractère supposément syriaque de la « prière eucharistique » n. IV. S’il s’agissait pour le deuxième siège de Pierre de montrer sa vénération pour le premier, pourquoi n’être pas allé chercher son inspiration dans les éléments que nous avons vus ?
* * *
A la lumière de l’examen des textes et rubriques, on aperçoit le lien très étroit qui existe dans les liturgies alexandrine, antiochienne et romaine entre la préparation et l’offrande des dons d’une part et la prière eucharistique d’autre part. Nous nous limitons à une perspective synchronique mais une étude historique de ces prières permettrait de mettre en lumière le caractère quasi génétique de ce lien. En tout cas, on ne peut s’interdire de poser quatre constatations :
Les rits de ces trois sièges apostoliques se refusent à une nuda præsentatio des dons qui ne considérerait pas leur finalité sacrificielle.
On cherche en vain une procession des fidèles, censée exprimer « de façon vivante » la participation du peuple.
Ce bref examen critique nous fait voir que l’anticipation de l’idée d’oblation ne connaît d’autres limites que celles de la cérémonie elle-même. Encore se rencontre-t-elle jusque dans son « antichambre ». C’est dire la puissance de cette tendance. Elle est l’affirmation on ne peut plus claire de ce que toute la messe est un sacrifice [37].
Par comparaison, le degré d’anticipation et d’expression du caractère propitiatoire contenu dans l’offertoire romain fait presque pâle figure. On se demande dès lors sur quoi reposent les arguments des réformateurs qui prétendaient à sa suppression.
Pour justifier son archéologisme, Mgr Bugnini est allé jusqu’à dire que cette réforme de l’offrande des dons était nécessaire afin de « ne pas (...) diminuer la valeur de la seule véritable offrande du Christ immolé, exprimée dans le canon » [38]. De la part du principal artisan de la messe définie par « l’article 7 », c’est un argument qui ne manque pas d’hypocrisie. On connaît d’ailleurs ce genre d’appels à ne pas banaliser l’holocauste.
Les deux liturgies apostoliques orientales auraient-elles, elles aussi, laissé « diminuer » de façon dramatique « la valeur de la seule véritable offrande du Christ » ? Auraient-elles donné depuis plus d’un millénaire droit de cité à des doublets d’une « théologie douteuse », mettant les fidèles en danger d’accomplir des actes d’idolâtrie ? Nous croyions que ce navrant accident n’était arrivé qu’au rit romain. Or voici que l’Esprit Saint a délaissé pendant plus de mille ans les trois sièges apostoliques d’Antioche, Alexandrie et Rome. Il ne reste sans doute plus qu’à s’attaquer à la réforme des rituels copte et syriaque.
Le concept de temps dans la messe
Le fait que l’évocation du sacrifice, de sa nature et de ses effets puisse être avancée jusqu’au tout début de la cérémonie peut s’expliquer à notre avis autrement que par l’affirmation suivant laquelle la liturgie ignore l’avant et l’après [39]. Nous croyons qu’une analyse plus conceptuelle fournit de meilleurs résultats.
Le sacrifice propitiatoire est ce qui constitue l’essence de la messe. Ce qui fait la dignité singulière des prières eucharistiques, c’est qu’elles en sont le lieu spécifique. Il n’y a rien de surprenant à ce que des parties secondaires d’un tout en annoncent ou en expriment la partie essentielle. Ce phénomène [40] repose sur la question de la relation entre les parties essentielles et les parties intégrantes [41]. La messe est appelée « le saint sacrifice » [42]. Cette appellation s’applique à toute la cérémonie, aussi bien aux prières au bas de l’autel ou au dernier évangile qu’au canon. Or, comme l’explique Aristote, dans une action complexe on donne souvent aux différentes parties le nom du tout, à cause précisément de leur ordination au tout et à la cause finale du tout [43]. Ainsi, on appellera « mariage » l’ensemble de la journée concernée parce que toutes ses parties tirent leur raison d’être de l’union matrimoniale réalisée dans l’échange des consentements. C’est en vertu de cette vision finaliste que, dans certaines langues, on parle dès le début de la journée du marié et de la mariée.
N’est-ce pas exactement ce que nous voyons ici [44] ? N’est-ce pas ce qui explique que l’évocation du sacrifice puisse se faire dès les prières de préparation ? On ne voit guère en effet pourquoi cette anticipation ne pourrait pas remonter au-delà de la place attribuée à l’offertoire romain.
Dès lors, il ne semble pas que la liturgie ignore l’avant et l’après. Cette position serait recevable si les rites de la messe exprimaient avant leur lieu propre divers éléments ne touchant pas à l’essence de cette même messe. On pourrait dire alors que la liturgie, exprimant n’importe laquelle de ses composantes à n’importe quel moment, n’accorde aucune considération au temps. Or, pour ne prendre que cet exemple, lorsque le prêtre copte, à la fin des prières de préparation, prie Dieu d’agréer le sacrifice pour les péchés du peuple, l’élément de la célébration qu’il exprime avant son lieu propre n’est pas un détail de l’action liturgique. Il fait déjà référence à un élément qui constitue l’essence de l’ensemble de l’action sacrée. D’autre part, on ne peut nier que l’action essentielle de la messe se déroule dans l’anaphore, c’est-à-dire qu’elle ait un lieu propre dans la cérémonie. Certes, l’ensemble de la messe en porte le nom et même, par participation, certains attributs mais cela n’enlève rien à l’existence de ce lieu (temps) propre. Il y a donc bien à notre avis anticipation mais elle ne doit évidemment pas s’entendre uniquement sur le plan « technique » de la ligne du temps de la cérémonie. Elle doit s’envisager radicalement dans le sens de la participation [45] des parties intégrantes à la cause finale de l’ensemble, telle que définie par la partie essentielle. D’ailleurs, le fait même que les divers aspects d’une cérémonie aient leurs lieux (temps) propres implique un avant et un après, un soir et un matin, une gradation. Ainsi, il existe une progression évidente entre l’avant-messe et la messe des fidèles : on ne donnait pas aux catéchumènes la nourriture des adultes et, même actuellement, cette pédagogie reste appliquée aux fidèles. A contrario, on ne voit pas de partie faite de lectures, de préparation... après la consécration. Le terme d’avant-messe a tout son sens [46]. Qui plus est, cette partie connaît elle-même une gradation (prières au bas de l’autel tout au début ; l’épître précédant l’évangile, etc.).
A l’encontre de ce raisonnement qui affirme l’existence d’un avant et d’un après dans la liturgie, on a souvent invoqué l’épiclèse qui, alors que la consécration est déjà accomplie, supplie l’Esprit Saint de transformer le pain au corps du Christ et le vin en son sang [47]. Au total, les notions de postériorité et d’antériorité seraient irrelevantes dans les cérémonies du culte.
L’argument nous semble peu puissant pour deux raisons. La première est que cela n’infirmerait pas l’existence d’un temps en liturgie. On parlerait sans doute de « postériorisation ». Il se fait simplement que ce phénomène ne se rencontre précisément à notre connaissance que dans l’épiclèse post-consécratoire [48], alors que les anticipations sont multiples et ce dans tous les rits. La deuxième, qui est un corollaire, est que l’épiclèse est tellement proche de la consécration qu’on peut la considérer facilement comme une simple répétition de celle-ci. Il s’agit d’une insistance visant à demander au Paraclet de ratifier l’acte essentiel de la messe. Etant donné que la Tradition attribue au Saint-Esprit toute œuvre de sanctification et toute opération sacramentelle, le cardinal Bessarion précise que c’est une façon d’associer la troisième personne de la Sainte Trinité aux deux autres dans l’acte essentiel du sacrifice, la forme textuelle narrative de la consécration ne le permettant pas.
La quasi-absence d’exemples de postériorisation nous paraît conforter notre analyse. Si la gradation entre la messe des catéchumènes et celle des fidèles signifie qu’il n’y a pas de mouvement du plus essentiel vers le moins essentiel, on observe le même phénomène dans la façon dont sont traités les saints dons. On les considère par certains aspects comme déjà consacrés avant le début de la prière eucharistique mais il n’y a pas de retour en arrière en ce sens qu’ils ne sont pas traités comme non consacrés après la narratio. Au contraire, dans le rit latin, les marques d’adoration sont multipliées après la consécration et ces gestes ont leurs équivalents dans les liturgies orientales [49].
La gradation de la liturgie du moins essentiel vers le plus essentiel est donc bien confirmée, étant entendu qu’en plusieurs occasions des éléments exprimant l’essence de l’action se trouvent également hors de leur lieu propre, dans celui des choses moins essentielles.
En termes moins abstraits, le sacrifice propitiatoire, essence de la messe, est présent de façon propre à la consécration et dans la deuxième partie du canon mais, par moments, il est déjà évoqué avant cela, dans les parties non proprement sacrificielles de la cérémonie.
Si l’on souhaite conclure en termes de nouveau plus conceptuels, on pourrait dire que ce qui s’applique à l’essentiel est aussi donné (à certains moments) par participation aux parties secondaires qui contribuent à la réalisation de la cause finale de l’ensemble.
Nous pensons que cette analyse rend compte à la fois du fait, capital, que ce sont uniquement des éléments essentiels de la messe qui se trouvent « dupliqués » hors de leur lieu propre et du fait que l’action liturgique a nécessairement quo ad nos, êtres de chair et de sang, une dimension temporelle, un avant et un après.
« Semper, ubique, ab omnibus »
Un examen des offertoires et prothèses des autres rits orientaux - rits tous dérivés des deux que nous venons de présenter - ne ferait que confirmer nos conclusions [50]. Il y a un an, Jean-Paul II semble avoir implicitement invité à un exercice de ce type. Dans son allocution à la plenaria de la Sacrée Congrégation pour le culte divin du 21 septembre 2001, il reconnaissait que « dans le missel romain dit de saint Pie V comme dans plusieurs liturgies orientales figurent de très belles prières par lesquelles le prêtre exprime son plus profond sentiment d’humilité et de respect en présence des saints mystères ; elles révèlent la substance même de toute liturgie ». Rien n’interdit évidemment d’étendre à de nombreux autres points ces comparaisons concernant les apologies. Ce qui est ici flagrant, c’est la façon dont ces propos autorisés laissent hors jeu le rite de Paul VI [51]. Quelle que soit l’intention du pontife, tout laisse en effet penser que « la substance même de toute liturgie » dont il parle n’est pas exprimée dans le nouveau missel. Cette allocution constitue un encouragement à étendre à d’autres rits et à poursuivre sur d’autres points les recherches que nous avons esquissées [52]. On retrouve en effet avec intérêt la « preuve par leConmonitorium » que nous évoquions en début d’article.
Pour refermer ces réflexions sur le rite rénové, disons qu’on y relève un grave défaut du sens de la cause finale dans le cas de l’offertoire. Les nouvelles prières s’appellent « præparatio donorum » [53]. Or toute préparation se fait en vue d’une fin. En supprimant l’« anticipation » du sacrifice rédempteur, la nouvelle liturgie a aussi supprimé le principe de compréhension de l’offertoire [54]. Les nouvelles prières n’évoquent plus que la communion [55]. Or, outre le fait que l’essence de la messe est le sacrifice propitiatoire et non la communion, cette dernière ne se comprend que comme participation à la victime du sacrifice. Felix qui potuit rerum cognoscere causas. Il semble que la querelle de l’offertoire ne soit pas encore terminée.
STÉPHANE WAILLIEZ