« Purifie d'abord l'intérieur »
Saint ISAAC le Syrien
SENTENCES
I. - Accoutume ton esprit à s'absorber toujours dans les mystères du salut par le Christ, mais ne demande point pour toi-même la connaissance et la contemplation, qui, en leur temps et en leur lieu, dépassent l'expression de toute parole humaine. Ne te relâche pas dans l'accomplissement des commandements et des efforts pour atteindre la pureté, et demande à Dieu, dans chacune de tes prières, aussi ardentes que la flamme, le don de cette affliction sainte qu'Il mit au coeur des Apôtres, des Martyrs et des Pères de l'Eglise.
II. - Le premier des mystères - c'est la pureté que l'on atteint par l'accomplissement des commandements.
III. - La vraie contemplation est celle de l'esprit, qui, entré en extase, conçoit ce qui a été et ce qui sera. C'est la connaissance de l'esprit dont l'extase s'opère par le mystère du salut de Dieu, et devant lequel se révèlent la gloire divine et la création d'un monde nouveau. Alors le coeur se brise de contrition et se rénove ; pareil au nouveau-né, l'homme se nourrit dans le Christ du lait de ses commandements spirituels, jusqu'alors inconnus ; il se dépouille du mal, atteint les mystères de l'Esprit pur, les révélations de la connaissance, qu'il gravit par degrés, montant ainsi de contemplation en contemplation, de conception en conception, et s'instruit, et se fortifie mystérieusement : ainsi s'élève-t-il peu à peu jusqu'à l'amour suprême pour s'unir dans l'espérance, s'emplir de joie et parvenir à Dieu, - couronné de la gloire naturelle dans laquelle il a été créé.
IV. - Lis l'Evangile, legs de Dieu pour la connaissance de tout l'univers.
V. - Quand tu as rempli ton ventre, évite, si tu ne veux point t'en repentir, d'explorer le divin. Comprends bien ce que je te dis : le ventre rassasié exclut la connaissance des mystères de Dieu.
VI. - La contemplation est donnée à l'esprit, pour qu'il puisse se contempler lui-même. Mais c'est lui qui, représentant aux philosophes le monde créé, les a conduits à l'exaltation de l'orgueil.
VII. - Il est aussi malséant pour les serviteurs de la chair et du ventre d'explorer le domaine spirituel, que pour une femme de mauvaise vie de parler de chasteté. Le feu ne prend pas au bois humide ; la chaleur divine ne s'allume pas dans un coeur amoureux de la quiétude terrestre.
VIII. - Quiconque n'a pas vu le soleil de ses yeux ne peut décrire sa lumière que par ouï-dire ; il ne la sent même pas ; il en est pareillement pour celui dont l'âme n'a jamais goûté la suavité des oeuvres spirituelles.
IX. - Si un cavalier en selle te tend la main pour recevoir l'aumône, ne la lui refuse pas, car en cet instant, indubitablement, sa pauvreté égale celle d'un mendiant.
X. -- La miséricorde qui se limite à la justice n'est point de la miséricorde. Le vrai miséricordieux ne se contente pas de faire la charité avec ce qui lui appartient ; joyeusement il endure l'injustice de la part d'autrui et y répond par le pardon. Mais lorsqu'il a vaincu la justice par sa miséricorde, ce n'est pas la couronne des justes selon la loi qui orne son front, c'est celle des parfaits selon I'Evangile. Donner des aumônes aux pauvres à l'aide de ce que l'on possède, vêtir celui qui est nu, aimer son prochain comme soi-même, ne jamais l'offenser, éviter le mensonge, tels étaient les commandements de l'Ancien Testament ; mais voici celui de la perfection évangélique "Tu donneras à quiconque te demandera et tu ne réclameras point ce que l'on t'aura pris. " (Lc VI, 30) Il faut accepter avec, bonheur de se voir privé de tout objet, de toute chose matérielle, et qui plus est sacrifier sa vie pour ses frères. Tel est le miséricordieux, contrairement à celui qui se borne à donner une aumône à autrui. Miséricordieux est l'homme qui, voyant ou entendant l'affliction de son frère, y compatit de tout son coeur, - et aussi cet autre qui, frappé par lui, n'aura point l'impudence de répondre à l'outrage, évitant ainsi de l'affliger.
XI. - Ne sépare point le riche du pauvre et n'essaie pas de distinguer celui qui est digne de celui qui ne l'est point ; que tous les hommes soient égaux à tes yeux, en vue de bonnes oeuvres. De cette manière tu pourras amener au bien les indignes eux-mêmes, car l'âme, par l'intermédiaire du corps, est attirée vers la crainte de Dieu. Le Seigneur n'a-t-il point partagé la table des publicains et des femmes de mauvaise vie, sans éloigner de lui les indignes, cherchant ainsi à inspirer à chacun la dite crainte pour conduire les hommes par le corporel vers le spirituel ? Ainsi donc, tu accorderas les mêmes bienfaits, les mêmes honneurs, au juif, à l'infidèle, à l'assassin, d'autant plus que lui aussi est un frère pour toi, puisqu'il participe à la même nature humaine.
XII. - Si tu possèdes un bien matériel, n'hésite point à le distribuer d'un seul coup.
XIII. - Prends garde de t'attacher à l'avidité par amour de la pauvreté ; en faisant l'aumône, ne lie point ton âme aux soucis frivoles en prenant chez un frère ce que tu distribueras à un autre, n'annihile point ton honneur devant Dieu en tombant sous la dépendance des hommes pour te faire leur demandeur ; ne perds point la liberté et la dignité de ton esprit dans la sollicitude des vanités mondaines ; car le rang que tu dois occuper est plus élevé que celui des miséricordieux ; je t'en prie, garde-toi de l'envie.
XIV. - La vertu consiste en ce que l'esprit de l'homme n'est pas occupé par le monde.
XV. - En toute parole de l'Ecriture, recherche le sens qu'elle contient, afin de pénétrer la profondeur de la pensée des Saints. Ceux que guide la grâce perçoivent toujours une sorte de rayon spirituel qui illumine les versets sacrés et permet à l'esprit de distinguer les paroles extérieures des réflexions profondes inspirées à la pensée de l'âme. Celui qui lit ces versets, fertiles de sens, en négligeant de les approfondir n'enrichit point son coeur ; en lui s'éteint la force sainte qui, au contraire, communique à un coeur vraiment compréhensif une saveur exquise. L'âme douée d'esprit, reconnaissant la pensée pourvue d'une force spirituelle secrète, en assimile avec ardeur le contenu. Tout homme ne peut être édifié par les paroles spirituelles, au sein desquelles vit une grande puissance mystérieuse. La parole céleste nécessite un coeur détaché de la terre.
XVI. - Une parole agissante n'est pas synonyme d'une parole ornée. Même sans la connaissance des choses, la sagesse sait embellir ses mots, et dire la vérité sans en connaître l'essence.
XVII. - De même que l'eau représentée par un paysagiste sur une muraille est incapable d'étancher la soif - de même en est-il de la parole que l'action ne vient pas justifier.
XVIII. - L'Ecriture ne nous a point expliqué les vérités du siècle futur ; elle s'est contentée de nous enseigner comment, dès ici-bas, nous pouvons en goûter les prémices. Pour éveiller en nous le désir des biens de demain, elle les a représentés sous des noms d'objets, toujours pour nous pleins d'excellence et de délices ; mais en disant " l'oeil n'a point vu, ni l'oreille entendu", etc..., elle nous montre leur caractère inconcevable pour notre esprit, incompatible avec les biens de la terre.
XIX. - La précision des noms est instituée pour les objets d'ici-bas ; mais ceux du siècle futur sont exempts d'appellation véritable ; la simple connaissance qui s'y attache dépasse tout principe de forme, toute image, toute couleur, toute figure, tout mot que l'invention pourrait créer.
XX. - Le jour de la résurrection est pour nous, tant que nous sommes limités par la chair et par le sang, un de ces mystères des hautes vérités qui dépasse l'entendement. En ce monde, il n'est point de huitième jour, ni de sabbat au sens propre du mot. Car celui qui a dit: " Dieu s'est reposé au septième jour" (Gen. 2, 2 ), a signifié le repos terminant cette vie. Pendant six jours s'accomplissent tous les actes de l'existence par l'observation des commandements ; le septième se passe tout entier au tombeau, et le huitième -au sortir du tombeau.
XXI. - Sois ton propre persécuteur, et ton ennemi sera chassé par ton approche. Réconcilie-toi avec toi-même, et le ciel et la terre se réconcilieront avec toi. Pénètre profondément en toi-même, fuyant le péché : tu y trouveras la voie de l'élévation.
XXII. - Il n'est point de péché non pardonné, hormis le péché non repenti.
XXIII. - N'est pas chaste celui qui, au milieu du labeur, en pleine lutte intérieure, prétend que les pensées obscènes l'abandonnent, mais celui qui par la sincérité de son coeur atteint la chasteté dans la contemplation de l'esprit, de telle manière qu'il ne prête plus attention aux pensées licencieuses.
XXIV. - N'est pas ami de la vertu celui qui lutte pour faire le bien, mais celui qui avec joie accepte les maux destinés à en résulter.
XXV. - Le premier signe de l'obscurcissement de l'esprit est la 'paresse dans le service de Dieu et dans la prière.
XXVI. - La constante concentration de la pensée en Dieu extirpe les passions et les contraint à la fuite. Telle est l'épée qui leur porte le coup mortel.
XXVI I. - L'oeuvre de la Croix se divise en deux parties, conformément à la dualité de notre nature corporelle et spirituelle : la première fait supporter les afflictions corporelles, ou privations inévitables dans la lutte contre les passions : c'est l'action ; la seconde anime le travail subtil de l'esprit, oriente la pensée vers Dieu, nous maintient dans l'état de prière et nous apporte d'autres bienfaits du même ordre : c'est la contemplation. Tout homme qui, avant d'avoir terminé le parfait apprentissage de la première, se hasarde dans la seconde, séduit par la suavité qu'il y discerne -sinon par sa propre paresse - est châtié par le courroux divin, pour n'avoir point d'abord " dompté jusqu'à la mort ses membres terrestres " ( Coloss. 3, 5 ) , c'est-à-dire chassé par le fardeau de la croix ses pensées impures, et pour avoir haussé l'audace de son esprit jusqu'à la gloire de cette même croix.
XXVIII. - On dit que ce qui vient de Dieu arrive de soi-même sans que l'on s'en rende compte. C'est vrai à condition que le réceptacle soit pur. Si, au contraire, tu as l'oeil spirituel terni, n'ose point fixer ton regard sur le globe solaire : tu perdrais même le pauvre rayon que tu possèdes.
XXIX. - La croix est la volonté prête à toutes les douleurs.
XXX. - La vertu est mère de l'affliction en Dieu, qui engendre l'humilité, à laquelle est conférée la grâce.
XXXI. - La voie de Dieu est une croix quotidienne. Nul n'est monté aux cieux en menant une vie de fraîcheur. Nous savons où cette dernière se termine.
XXXII. - Les fils de Dieu se distinguent des autres en ce qu'ils vivent dans la peine, tandis que le monde se réjouit dans les délices de la quiétude. Car Dieu n'a pas désiré que ses aînés connaissent le repos loin de leur vie corporelle.
XXXIII. - La joie en Dieu dépasse en puissance la vie d'ici-bas; celui qui l'a trouvée ne tiendra compte d'aucune douleur, ni même de l'existence ; nul autre sentiment ne demeurera pour lui, s'il l'a connue réellement. L'amour divin donne plus de joie que la vie, et la connaissance de Dieu - qui fait naître cet amour -donne plus de douceur que le miel.
XXXIV. - Les larmes servent à l'esprit de limite entre le corporel et le spirituel, entre l'état passionnel et la pureté.
XXXV. - Quand l'homme reconnaît-il que son coeur a atteint la pureté ? Lorsqu'il considère tous les hommes comme bons, sans qu'aucun ne lui apparaisse impur et souillé ; alors, en vérité, il est pur de coeur.
XXXVI. - Qu'est-ce que la pureté ? Où est sa limite ? La pureté consiste dans l'oubli des méthodes de connaissance empruntées à la nature dans le monde. Et voici la limite qui permet de s'en affranchir et de se placer en dehors d'elle: l'homme doit retourner à la simplicité première, à sa première nature ignorante du mal, redevenir pour ainsi dire un enfant, mais sans les défauts de l'enfance
XXXVII. - Qu'est-ce que le " monde " ? Comment en avons-nous connaissance et en quoi nuit-il à ceux qui s'y attachent ? Le monde est une femme de mauvaise vie attirant à elle les hommes qui la considèrent avec le désir de sa beauté. Celui pris - ne fût-ce que partiellement -par le goût du monde, qui en est captivé, ne peut s'échapper de ses chaînes qu'en perdant la vie. Lorsque le monde l'aura dépouillé de tout, et, au jour de la mort, l'aura emporté de sa maison, cet homme comprendra réellement le mensonge et la tromperie du monde.
Quand tu entends parler d'éloignement du monde, d'abandon du monde, de la nécessité de s'épurer de tout ce qui est dans le monde, - il te faut d'abord comprendre, non point selon les conceptions de la terre, mais selon celles de la raison réelle, le vrai sens de ce mot : le monde ; alors tu seras à même de savoir à quel point ton âme est éloignée du monde, et dans quelle mesure elle y demeure attachée. Le mot monde est un mot collectif, qui englobe ce qu'on appelle les passions. L'homme qui n'a pas su ce qu'est le monde ne pourra savoir par quels côtés de sa personne il s'en est écarté, et par quels autres il lui est lié. Nombreux sont ceux dont deux ou trois membres ont renié le contact avec le monde, et qui croient que leur vie lui est devenue étrangère ;ils ne peuvent comprendre que le reste de leur corps vit dans le monde. D'après les recherches de l'esprit, le "monde" peut être considéré comme un collectif, englobant les passions séparées. Nous leur donnons, en effet, le nom de monde quand nous voulons les désigner toutes ensemble, et celui de passions s'il s'agit de les distinguer. Elles constituent les diverses parties de la tendance prédominante dans le monde, et lorsqu'elles cessent, cette tendance aussi connaît son point d'arrêt. Voici quelles sont ces passions : l'attachement aux richesses, le désir d'amasser, la jouissance du corps qui engendre l'intempérance de la chair ; l'aspiration aux honneurs, d'où découle l'envie-, celle qui vise à commander; l'arrogance due à l'éclat du pouvoir; le goût de se parer et de plaire; la recherche de la gloire humaine, cause des rancunes ; la crainte corporelle... Là où se brise le cours de ces passions, on voit périr le monde. Vois quels sont ceux de ces membres dont tu vis, et tu sauras pour lequel tu es mort au monde. Quand tu auras connu ce qu'est le monde, toutes ces distinctions te permettront de déterminer en quoi tu y demeures attaché, et dans quelle mesure tu t'en es libéré. Pour résumer, le monde est la vie de la chair et la sagesse charnelle.
XXXVIII. - N'est pas pur en esprit celui qui ignore le mal (il s'assimilerait à l'animal), ni celui dont la nature est à l'état de la première enfance, ni celui qui adopte l'aspect seul de la pureté. Pour être pur en esprit, il faut avoir l'illumination divine, que l'on atteint par l'exercice actif des vertus.
XXXIX. - Ne prennent pas seulement rang de martyrs ceux qui sont morts pour la foi chrétienne, mais ceux aussi qui meurent pour l'observation des commandements du Christ.
XL. - L'homme qui abandonne les oeuvres accroissant la vertu se voit abandonné par celles qui en constituent la sauvegarde.
XLI. - Les larmes dans la prière constituent un signe révélant que la prière est acceptée et guidée dans le champ de la pureté.
XLII. - A la ruine de ce siècle succédera sans transition le siècle futur.
XLIII. - Qu'est-ce que la connaissance ? C'est la vie immortelle, c'est-à-dire la sensation de Dieu. L'amour pur dérive de la connaissance de Dieu, elle-même reine de tous les désirs : pour le cœur qui la reçoit, toute joie terrestre est superflue. Aucune douceur n'est comparable à celle qui révèle Dieu.
XLIV. - Un amour d'origine matérielle ressemble à une faible flamme, nourrie par l'huile qui soutient sa lumière, ou encore à un ruisselet alimenté par les pluies et desséché dès que le ciel en devient avare ; mais l'amour issu de Dieu est comparable à une source jaillissant de la terre, dont les flots ne tarissent jamais, dont l'essence même ne peut s'appauvrir.
XLV. - La vie de ce monde peut être représentée par un nombre limité de lettres, extraites de celles qu'on a tracées sur un tableau: quiconque le désire peut en ajouter, en supprimer, en échanger ; la vie future serait figurée par un manuscrit, tracé sur un rouleau intact, scellé du sceau royal où rien ne pourrait être ajouté ou retranché.
XLVI. - La prière nous amène à rechercher les raisons d'aimer Dieu.
XLVII. - Un Père de l'Eglise s'est fort bien exprimé en disant que, pour le croyant, l'amour envers Dieu serait une consolation suffisante, même dans le cas de la perte de l'âme.
XLVIII. - Voici, mon frère, un commandement que je te donne: que la miséricorde l'emporte toujours dans ta balance, jusqu'au moment où tu sentiras en toi-même la miséricorde que Dieu éprouve envers le monde.
XLIX. - Tant que tu as des doigts, signe-toi dans la prière avant la venue de la mort. Tant que tu as des yeux, emplis-les de larmes, jusqu'au moment où la cendre les recouvrira. A peine le vent a-t-il soufflé sur la rose, on la voit se flétrir ; pareillement, si à l'intérieur de toi on pouvait souffler sur l'un des éléments qui te composent, tu cesserais de vivre. Homme pénètre-toi de cette vérité, que la mort est ton destin.
L. - Celui qui s'est empli du sentiment de ses péchés est supérieur à celui dont la prière ressuscite les morts. Mieux vaut passer une heure à soupirer sur l'état de son âme que d'apporter au monde entier l'aide de son regard. Parvenir à se voir soi-même, voilà qui est plus désirable que de voir les anges.
LI. - Le silence est le mystère du siècle futur.
LII. - Prier avec zèle, c'est mourir au monde.
LIII. - Ce qu'est le sel pour tout aliment, l'humilité l'est pour toute vertu.
LIV. - Il importe de savoir que pendant la durée des vingt-quatre heures du jour et de la nuit, nous avons besoin de pénitence. Voici le sens de ce mot, tel que nous l'a révélé la nature réelle des choses c'est, unie à la contrition et à la prière, l'inlassable demande à Dieu, de nous remettre les fautes passées, ainsi que celle de nous garder des errements futurs.
LV. - Qu'est-ce que la pureté ? En peu de mots, c'est la miséricorde du coeur à l'égard de la nature entière. Et qu'est-ce que la miséricorde du coeur ? C'est la flamme qui l'embrase à l'égard de toute la création, des hommes, des oiseaux, des quadrupèdes, des démons, de tout être créé. Quand il songe à eux, ou quand il les regarde, l'homme sent ses yeux s'emplir des larmes d'une profonde, d'une intense pitié qui lui étreint le coeur et le rend incapable de tolérer, d'entendre, de voir le moindre tort ou la moindre affliction endurés par une créature. C'est pourquoi la prière, accompagnée de larmes s'étend à toute heure aussi bien sur les êtres dépourvus de parole que sur les ennemis de la vérité ou sur ceux qui lui nuisent, pour leur préservation ou leur purification. L'homme prie, de même, pour l'espèce rampante avec une compassion immense et sans mesure qui naissant en son coeur, l'assimile à Dieu.
LVI. - Voici le signe révélateur de ceux qui ont atteint la perfection : si dix fois par jour on les livre au bûcher pour l'amour des hommes, dix fois par jour ils estimeront que c'est insuffisant.
LVII. - La fin de toutes choses est notre Seigneur et notre Dieu. Par amour pour la création, Il a livré Son Fils unique à la mort de la croix. Non qu'il Lui eut été impossible de nous racheter d'une autre manière ; mais Il nous a révélé ainsi son amour surabondant et par la mort de Son Fils seul engendré, Il nous a rapprochés de Lui. S'Il avait possédé quelque chose de plus précieux, Il nous l'aurait donné afin de gagner ainsi notre race. Son amour suprême a daigné nous laisser notre liberté entière sans la contraindre bien qu'Il en ait eu la puissance, afin que l'amour de notre coeur nous rapprochât spontanément de Lui.
LVIII - La présomption disperse l'âme dans la rêverie et l'amène à errer parmi les nuages de ses pensées, à parcourir ainsi toute la terre sans ordre et sans but ; l'humilité, au contraire, la rassemble dans le silence, l'amène à se concentrer en elle-même.
LIX. - De même que l'âme demeure invisible et inconnue au regard terrestre, de même celui qui a choisi l'humilité pour règle vit ignoré parmi les hommes.
LX. - L'humilité ne cède jamais à une nécessité génératrice de trouble ou de confusion.
LXI. - L'humble, quelquefois, dans sa solitude, se fait honte à lui-même.
LXI I. - Quand tu adoptes devant Dieu l'attitude de la prière, assimile-toi en pensée à la fourmi, à la bête qui rampe sur terre, à la sangsue ou au nourrisson vagissant. N'emprunte rien alors au langage de la science, mais rapproche-toi de Dieu, présente-toi à ses yeux avec la pensée d'un jeune enfant afin de recevoir la grâce de cette paternelle sollicitude que déploient les pères envers leurs nouveau-nés.
LXI I I. - Demande à Dieu de te donner la mesure de foi qui peut emplir ton âme. Et si tu en ressens les délices, il m'est aisé de dire que rien alors ne te détournera du Christ.
LXIV. - Ceux qui s'exercent dans la connaissance de l'intellect' désirent-ils s'élever jusqu'à celle de l'Esprit ? Qu'ils renoncent à la première, à tous les replis de ses finesses, à la complexité variée de ses méthodes, et adoptent la manière de penser d'un jeune enfant : sinon il leur sera impossible de saisir la moindre parcelle de la connaissance de l'Esprit.
LXV. - On dit du royaume des cieux qu'il est une contemplation spirituelle. Ce n'est point le travail de la pensée qui permet d'en goûter la saveur, mais la grâce seule. La purification est la condition préalable sans laquelle on ne saurait posséder les forces suffisantes pour en entendre même parler. Nul ne l'acquiert par l'étude.
LXVI. - Il est impossible de respirer lorsque la tête est immergée dans l'eau ; de même, plongée dans les soucis de la terre,
la pensée est impuissante à s'assimiler les sensations du Monde Nouveau.
LXVII. - Les pensées qui effraient et épouvantent l'homme dérivent ordinairement de celles qui le font aspirer à la quiétude.
LXVIII. - L'espoir de la quiétude a contraint les hommes, en tout temps, à oublier ce qui est grand.
LXIX. - La négligence du royaume des cieux ne s'explique que par le désir de la faible consolation d'ici-bas.
LXX. - Qui ignore que les oiseaux aussi se laissent attirer vers le filet par l'appât de la quiétude ?
LXXI. - La première des passions est l'amour-propre ; la première des vertus - le dédain de la quiétude.
LXXII. - Un de nos Pères, dit-on, ne faisait consister sa prière pendant quarante jours qu'en une seule phrase : " J'ai péché en tant qu'homme, pardonne-moi en tant que Dieu. " Les autres Pères l'entendaient répéter ces mots sans cesse, avec une contrition mêlée de larmes, unique prière qui, nuit et jour, remplaçait pour lui tous les offices.
LXXIII. - L'humilité est la parure de la Divinité. D'elle s'est revêtu le Verbe fait chair, à travers le corps duquel elle est devenue nôtre. Quiconque s'en revêt réellement s'assimile à Celui qui est descendu de sa splendeur, en recouvrant sa gloire d'humilité, afin que la création ne fut point consumée par sa vue trop manifeste.
LXXIV. - Quand l'homme d'humilité s'approche des bêtes sauvages, à peine l'ont-elles considéré que leur nature féroce se dompte : elles s'avancent vers lui comme vers leur maître, baissent la tête, lèchent ses mains et ses pieds, car elles sentent, émanant de lui, le même parfum que celui d'Adam avant la chute.
LXXV. - Quiconque trouve ses péchés insignifiants en commet de pires : il subira un septuple châtiment.
LXXVI. - Quiconque endure avec humilité les accusations dont il est victime a atteint la perfection, et les saints Anges le considèrent avec un étonnement admiratif. Il n'est point d'autre vertu aussi élevée et aussi difficile.
LXXVII. - Ceux en lesquels le monde est mort supportent joyeusement les offenses ; loin de pouvoir le faire, ceux en lesquels le monde vit, s'irritent dans le désordre de leur âme causé par la vanité, et se laissent envahir soit par le trouble, soit par l'affliction.
LXXVIII. - Aime les pécheurs, en haïssant leurs oeuvres.
LXXIX. - N'irrite personne, ne hais personne, pas plus pour la foi que pour les mauvaises oeuvres. Si tu veux amener ton prochain à la vérité, afflige-toi à son sujet et en versant quelques larmes, dis-lui une ou deux paroles affectueuses, évite que la colère ne t'enflamme contre lui, que jamais il ne voit en toi un signe d'hostilité. Car l'amour vrai ne sait ni s'irriter, ni s'aigrir, ni montrer de la passion dans ses reproches.
LXXX. - L'ami de ton salut ne permet à personne de t'approcher en vain, s'il ne voit que sa présence peut t'être de quelque utilité.
LXXXI. - La mère qui apprend à marcher à son fils s'éloigne de lui, l'invite à venir vers elle ; mais lorsque, dans cette tentative, il chancelle et tombe, vu la faiblesse de son jeune âge, alors elle accourt et le prend dans ses bras. Ainsi la grâce divine porte et instruit les hommes dont le coeur simple et pur s'est livré aux mains de leur Créateur.
LXXXII. - Ne tente point dans la poignée de ta main, de retenir le vent, c'est-à-dire la foi, lorsque les oeuvres font défaut.
LXXXIII. - Je t'en conjure par toute mon affection de te garder des attaques de l'ennemi : il pourrait profiter de l'esprit subtil de tes discours pour refroidir dans ton âme l'ardeur de ton amour envers le Christ, qui pour ton salut a goûté le fiel sur l'arbre de la Croix.
LXXXIV. - Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu, toi qui, sur la dépouille de Lazare, versas des larmes d'affliction et de pitié, reçois les larmes de mon amertume. Par ta Passion, guéris mes passions par tes plaies, porte remède à mes plaies ; par ton sang, purifie mon sang et unis à mon corps le parfum de ton corps donateur de vie.
LXXXV. - Prendre en haine, avec toute la sincérité du coeur les causes du péché, voilà la condition première pour se libérer de la jouissance créée par l'action du péché. Telle est la plus intense des luttes que l'homme ait à soutenir : elle constitue la pierre de touche de sa
liberté.
LXXXVI. - Toute joie est suivie d'une souffrance ; toute souffrance endurée au nom de Dieu est suivie d'une joie.
LXXXVII. - Aucune vertu ne surpasse la pénitence ; celle-ci, en effet, n'atteint jamais sa perfection ; elle convient à tous, aux pécheurs comme aux justes, elle ne connaît point de limites dans son ascension, parce que la perfection des plus parfaits n'est en réalité qu'imperfection. Aussi, jusqu'à la mort, ne peut-on la déterminer ni par le temps, ni par les oeuvres.
LXXXVIII. - Les passions ressemblent à ces chiens qui fréquentent les halles aux viandes ; une voix forte suffit à les mettre en fuite ; mais si l'on oublie de les remarquer, les voici qui reprennent l'offensive, tels des lions redoutables. Apprends à dompter le désir dans l' oeuf.
LXXXIX. - Scrute toujours tes pensées, et prie pour acquérir dans la vie le regard qui voit la vérité. Alors s'ouvriront pour toi les fontaines de la joie, et tu découvriras des affections plus douces que le miel.
XC. - Prie Dieu de te faire ressentir le désir de l'Esprit et l'ardeur pour l'obtenir.
XCI. - Une faible affliction en vue de Dieu est supérieure à une grande oeuvre accomplie sans affliction, parce que celle-ci quand elle est spontanée, donne la preuve effective de la foi ; tandis que l'oeuvre de la quiétude n'est que la résultante de l'ennui de l'âme.
XCII. - Ce que l'on accomplit sans effort ne dépasse pas le mérite des gens du monde, qui font l'aumône avec les biens extérieurs, sans rien acquérir en eux-mêmes.
XCIII. - Qui se soumet à Dieu est près de voir toutes choses se soumettre à lui. Qui a su se connaître obtient la science de toutes choses, car la connaissance de soi-même est la plénitude de la science.
XCIV. - Les pensées, pour employer une image, sont comparables à l'eau : tant qu'on les contient de toutes parts, elles conservent un ordre régulier, mais si on les laisse franchir tant soit peu la digue, elles dévastent l'enceinte et occasionnent de grands ravages.
XCV. - Le craintif révèle deux maux dont il souffre : l'attachement à son corps et la faiblesse de sa foi. Le premier de ces maux est d'ailleurs un signe d'incrédulité, car le dédaigner c'est témoigner que de toute son âme on croit en Dieu et en la vie future.
XCVI. - J'ai clairement compris que Dieu et ses anges se réjouissent quand nous sommes dans la nécessité, tandis que le diable et ses sectateurs sont heureux de notre quiétude.
XCVII. - Lors des tentations, il convient d'entretenir à la fois deux sentiments contraires, qui ne se ressemblent en rien la joie et la crainte ; la joie parce que nous nous trouvons en fait sur la voie frayée par les saints, disons mieux, par le Créateur de toutes choses ; la crainte -car il faut nous demander si ce n'est point notre orgueil qui occasionne celle de Sa résurrection ?
XCVIII. - Malheur à nous qui ne connaissons ni nos âmes, ni la vie à laquelle nous sommes appelés, et qui attribuons quelque valeur à cette existence de misère, à cet état des vivants d'un jour, aux douleurs du monde, à ses vices et à ses consolations.
XCXIX. - O Christ, toi qui seul possèdes la suprême puissance ! Détourne, Seigneur, nos visages de ce monde, pour que nous aspirions à toi ! Nous finirons ainsi par voir ce qu'est le monde, et cesserons de croire à l'ombre comme à une réalité.
C. - Quiconque a découvert l'amour vrai goûte le Christ chaque jour et à toute heure, et devient immortel.
CI. - Le chercheur de perles plonge dévêtu dans la mer pour en trouver une. Le sage moine, de même, libéré de toute entrave, passe sa vie à chercher la perle qu'est pour lui Jésus-Christ.
CII. - Le chien qui lèche une scie boit son propre sang, dont l'agréable saveur lui voile le mal qu'il s'occasionne. Pareillement le moine vaniteux, enivré des louanges humaines s'abreuve de sa vie, et cette douceur d'une heure ne lui laisse point sentir le malheur éternel qui l'attend.
CIII. - Considère la prière comme la clef de l'Ecriture sainte.
CIV. - S'affliger dans son coeur de son infirmité et de sa faiblesse dans l'exécution des oeuvres corporelles équivaut à accomplir toutes ces oeuvres.
CV. - Satan hait de nous voir songer à la mort, et nous assaille de toutes ses forces pour détruire cette idée en nous ; s'il le pouvait, il donnerait à l'homme tout l'empire du monde pour parvenir, au moyen de la distraction, à l'effacer de son esprit.
CVI. - Nulle des voies du monde ne procure la paix aux hommes, tant qu'ils ne viennent point à l'espoir en Dieu.
CVII. - Une poignée de sable dans la mer immense voilà ce qu'est le péché de toute chair en comparaison avec la Providence et la miséricorde de Dieu
CVIII. - Unir la miséricorde et la justice en une seule et même âme équivaut à réunir en une même maison Dieu et les idoles.
CIX. - La miséricorde est contraire à la justice. Celle-ci égalise selon une mesure commune ; elle donne à chacun ce dont î l est digne, sans admettre de faveur ni de partialité. Mais la miséricorde due à la peine ressentie, se penche sur chacun avec compassion ; elle ne rend point le mal à celui qui le mérite, et restitue le bien avec une grande surabondance.
CX. - Il est une humilité due à la crainte de Dieu et une autre à l'amour envers Lui ; la première fait redouter le Seigneur, la seconde a la joie pour principe. La première se montre toujours modeste en toutes choses, tempérée dans la vie sensible, contrite dans le coeur ; la seconde apparaît intensément simple ; le coeur alors s'élève sans que rien ne puisse le restreindre.
CXI. - Crains les habitudes plus que tes ennemis.
CXII. - Souviens-toi que le Christ est mort pour les pécheurs et non pour les justes. C'est une grande chose que de s'affliger pour les méchants et de faire plus de bien aux pécheurs qu'aux justes mêmes.
CXIII. - La justification de soi-même n'est point le fait d'une vie chrétienne : on n'y trouve aucune allusion dans l'enseignement du Christ.
CXIV. - Partage le bonheur des heureux, les pleurs des affligés, c'est l'indice de la pureté. Souffre avec ceux qui souffrent, verse des larmes avec les pécheurs, réjouis-toi avec les repentants : Sois ami de tous les hommes, mais isole-toi dans tes pensées. Participe aux douleurs de chacun, mais corporellement demeure loin de tous.
CXV. - Etends ton habit sur le pécheur pour le recouvrir.
CXVI. - Si tu n'obtiens point la solitude dans ta pensée, isole-toi dans ton corps. Si tu ne peux soutenir l'effort corporel, que ce soit dans ton esprit qu'il prenne quelque peine. S'il ne t'est point donné de veiller debout, veille assis ou couché. Si tu es incapable de jeûner pendant deux jours, fais-le jusqu'au soir ; si cela même t'est trop dur, garde-toi pour le moins de la satiété excessive. Si ton coeur n'atteint point la sainteté, que ton corps demeure pur. Si tu ne pleures pas dans ton coeur, couvre de larmes ton visage. Si tu ne sais pratiquer la miséricorde, confesse que tu es un pécheur. Si tu ignores l'art de pacifier, abstiens-toi d'attiser les discordes. Si le zèle te fait défaut, évite, ne fût-ce que dans tes pensées, de te représenter comme un oisif.
CXVII. - Ne nourris point de haine pour le pécheur, car tous nous sommes coupables ; si, pour l'amour de Dieu, tu le blâmes, pleure sur lui. Pourquoi le hais-tu ? Ce sont ses péchés qu'il convient de haïr, tout en priant à son intention si tu veux ressembler au Christ, qui, loin de s'indigner contre les pécheurs priait pour eux... Quelle est donc, ô homme, la raison qui te fait haïr le pécheur ? Est-ce parce qu'il est exempt de ta vertu ? Mais où donc est la vertu si tu manques de charité ?
CXVIII. - Le pécheur n'est pas en état de se représenter la grâce de sa résurrection. Où est la géhenne susceptible de nous attrister ? Où sont les tourments qui nous causent tant de terreurs et l'emportent souvent sur la joie de l'amour du Christ ? Et qu'est-ce que la géhenne, en présence de la grâce de sa résurrection ?
CXIX. - L'infirmité des sens n'est pas en état de saisir et de supporter la flamme des choses.
CXX. - Venez, raisonneurs, et admirez ! Quel est l'esprit sage et subtil qui admirera suffisamment la miséricorde de notre Créateur ! Il est une rémunération pour les pécheurs : au lieu de celle qui leur convient selon la justice, il leur accorde la résurrection ; au lieu de la corruption des corps, eux qui ont méprisé sa loi, il les revêt de la gloire parfaite et incorruptible. Cette miséricorde qui nous ressuscite après le péché est supérieure à celle qui nous appela du non-être à l'existence.
Gloire, Seigneur, à Ta Grâce qui ne connaît point de mesure !